Interview : Jocelyn Charles

Jocelyn Charles a réalisé la couverture de notre numéro « Monstres », et il n’en était pas possible autrement. On a profité de cette occasion pour en savoir plus sur ce monstre de l’animation.

Tout a commencé avec cet étrange personnage au regard fixe, inspiré d’une photo de Martin Parr. Puis, on a découvert ces petites boucles animées, où les personnages vomissent parfois, se battent souvent, avec une spontanéité et une fluidité dans les mouvements qui vous prend aux tripes pour ne plus vous lâcher. Jocelyn Charles est un talent pur qui construit ses images, ses films, dans la maîtrise des aspérités, en se laissant guider par son imagination et en improvisant, étape par étape. Guidé par sa culture visuelle et sa fascination pour les expressions humaines, il se rapproche toujours un peu plus du réel, celui qu’on aime, celui qu’on peut toucher. Vous avez peut-être aperçu son clip, produit par Remembers Productions pour The Weeknd,  » How Do I Make You Love Me ? « . Monstrueux.

Couverture de Kiblind Monstres par Jocelyn Charles

Hello Jocelyn. Quel est ton parcours ?

J’ai fait un bac arts appliqués à l’école Boulle où j’ai appris le design d’objet. C’était très très pénible pour moi, je ne faisais que dessiner les gens de ma classe. Je n’écoutais pas trop, à vrai dire. Du coup, je n’avais pas de très bonnes notes, mais comme j’étais à l’aise en dessin, j’ai pu avoir le bac. Je viens de Conflans-Sainte-Honorine dans le 78 et vu l’ambiance parisienne de l’école, un peu snob, c’était pas évident pour moi au début. Heureusement, j’ai pu enchaîner avec Estienne et le DMA cinéma d’animation 3D. Et là c’était complètement l’inverse, une classe de douze et une ambiance incroyable. J’ai commencé à apprendre comment faire un court-métrage, c’est un des projets de la première année, en 3D. Comme je faisais déjà de la 3D sur Blender depuis le collège, j’étais assez à l’aise. Avec cette super promo, j’ai appris à m’ouvrir à différents styles artistiques. Et j’ai gardé pas mal de ces potes encore aujourd’hui. Par la suite, on est plusieurs à être allés aux Gobelins pour un cursus de quatre ans. On a travaillé encore les aspects techniques évidemment mais j’ai laissé tomber la 3D même si j’aimais ça. Mais je voulais essayer de travailler en 2D. Depuis, je ne travaille plus en 3D pour les rendus mais je l’utilise toujours pour préparer mon travail. Ça m’aide à comprendre et interpréter les volumes. À la sortie des Gobelins, j’ai passé une petite année à regarder les studios. J’ai d’abord bossé à Passion Pictures puis Ugo Bienvenu m’a proposé de rejoindre Remembers Productions où je suis depuis trois ans maintenant !

Storyboard et illustrations pour le clip de The Weeknd  » How Do I Make You Love Me ? «  produit par Remembers Productions

Quel est ton rapport au print et à l’animation ?

J’ai eu un déclic aux Gobelins grâce à un intervenant qui s’appelle Louis Thomas. En plus de l’animation, il faisait aussi de l’illustration. Il nous a fait une présentation en mettant en avant le fait que, souvent, les films d’animation avaient une esthétique reconnaissable avec un décor peint en arrière -plan, des personnages en cellulo, en flat devant… Et si tu fais une capture d’écran, sur n’importe quel film d’animation ou presque, tu comprends tout de suite qu’il s’agit d’un film d’animation et non d’une véritable illustration. J’ai eu un rejet de cette esthétique et, pendant mon diplôme, je me suis dit que ça serait quand même bien qu’on puisse faire un arrêt sur image à n’importe quel moment du film et que ça puisse être à peu près beau. C’est devenu un objectif pour moi : faire moins de séparation entre les personnages et les arrière-plans, et unifier le tout dans un univers illustré. Ça aplatit un peu plus l’image et ça amène d’autres contraintes. J’essaie aujourd’hui de me séparer aussi de ça pour tenter d’amener l’animation dans quelque chose qui pourrait ressembler à du live, avec du flou, du volume, etc. Je m’écarte un peu de l’illustration pure, je ne sais pas trop où je vais mais j’aimerais trouver un genre de spontanéité visuelle proche du réel, de l’instant. Et l’illustration finalement, je souhaite la conserver en image fixe en continuant à bosser cette esthétique, cette technique mais sans la mêler à l’animation, sur des projets de livres par exemple.

Et comment ça se passe à Remembers Production ?

Je travaille sur des projets de film quand il y a besoin de renfort ou sur des projets particuliers, des clips, etc. On est aussi en train de développer des films plus personnels. Tout le monde est un peu auteur et on s’entraide sur les projets de chacun. Actuellement, je travaille sur mon film d’ailleurs, un court-métrage. J’ai la chance de travailler dans un studio qui fait assez peu de pub, de jeux vidéo, de trucs vraiment alimentaires. On travaille dans le domaine du luxe mais c’est pas tout à fait les mêmes contraintes. Pour mon court-métrage, j’avais un peu un complexe au départ… Il ne m’est rien arrivé de franchement extraordinaire, ma vie est tout ce qu’il y a de plus normal, et je ne voyais pas trop ce que j’allais bien pouvoir raconter… Mais l’équipe m’a débloqué en me disant de faire juste des scènes que j’avais envie de voir, que j’avais envie de faire. Commencer et on verra ensuite… Ils savent que je bosse comme ça. Je commence l’animation sans savoir où je vais, sans scénario. Je commence un premier plan puis le storyboard, tiens je pourrais aller dans cette direction. Ce sont deux types de narration différentes. Tu pars d’un point A et tu ne sais pas où ça va te mener ou alors tu sais déjà ce qui va se passer de A à B. Là, on s’est juste donné rendez-vous deux semaines plus tard. J’ai commencé un truc, une petite animatique de trois minutes avec un son d’ambiance et des sous-titres pour les dialogues et voilà, on va avancer comme ça, étape par étape.

Géant Martin Parr

Au niveau des thématiques abordées dans ton travail ?

Je me pose forcément les questions d’aborder les thématiques essentielles d’aujourd’hui comme le vivant, les nouveaux mythes, notre place en tant qu’humains, qu’êtres vivants dans le monde et dans l’univers et toute la question de la puissance de l’imaginaire pour faire évoluer les choses…

Illustrations au feutre

Tu travailles beaucoup le mouvement humain et la transformation du corps…

Oui, je dessine beaucoup les humains, les personnages, et depuis longtemps. Dès que j’ai eu la possibilité de les animer, avec ma méthode, ça m’a amené à ce genre d’idées de mouvement. Je ne travaille pas en  » pose-to-pose « , méthode dans laquelle tu as le dessin de début et celui de fin pour imaginer les étapes intermédiaires. Un peu comme pour la narration, je préfère me laisser la liberté d’aller où je veux de façon assez spontanée, selon la technique de  » straight ahead « . Je pense que mon expérience précoce des flip books, que m’offrait mon frère, n’y est pas pour rien… Je dessinais des bonhommes bâtons pour faire mes histoires et là, tu ne peux pas faire d’intervalles, t’es obligé d’avancer dessin par dessin. Cette méthode du straight a quelque chose de plus vibrant, plus aléatoire dans les proportions, et c’est sans doute ça qui donne cet aspect à mon travail. Et si je vais trop loin dans le straight, là je mets de la 3D derrière pour apporter un cadre un peu plus rigide. J’aime bien ce côté vibrant. Pendant longtemps, je faisais semblant que ça avait été scanné sur des vraies feuilles alors que j’avais tout fait en numérique. J’aime bien cette sensation de réel. Je mettais aussi beaucoup de vrais poils, de vrais cheveux sur mes dessins. Cette sensation, c’est quelque chose qu’on retrouve parfois avec la riso aussi. Il y a quelques artistes d’ailleurs qui impriment leurs dessins en riso pour les animer ensuite. Concernant le propos de mes dessins, le fait que la violence soit assez présente, je dirais que c’est en partie lié à ma culture manga. J’ai grandi avec l’idée qu’un combat c’est cool, se taper sur la gueule c’est stylé, parce que tout le monde adorait Dragon Ball  Z… J’essaie à présent de faire moins de combats ; d’évoluer vers de l’acting, de privilégier les expressions des personnages, de me concentrer sur les visages… Mais je conserve ma passion de la déformation, donc pas mal de grimaces, etc.

Quelques mots sur la couverture ?

Je voulais laisser des ouvertures dans l’interprétation de l’image… Qu’on puisse choper un détail et s’imaginer sa propre histoire, en laissant toute l’ambiguïté possible autour des personnages  » monstres « .

Quelques monstres sacrés pour toi dans l’univers de l’illustration, de l’animation ?

Pour les monstres en image fixe, je dirais sans doute Martin Parr, Henry Darger, Félix Vallotton, et pour des artistes plus récents : George WylesolMelek ZertalManshen Lo et Samuel Bas, entre autres. En ce qui concerne l’animation, pas très original mais je dirais Hayao Miyazaki, la réalisation de Satoshi Kon, la narration et l’humour de Joseph Bennett et le style de Masaaki Yuasa.

Quelques monstres en particulier ?

King Kong, pour la silhouette très graphique du gorille tout en noir, et pour son histoire tragique mais touchante. L’insecte monstrueux de Kafka dans La Métamorphose, pour sa thématique sociale et l’absurde.

Et puis les créatures monstrueuses de Princesse Mononoké : le sanglier possédé, les singes aux yeux rouges, le dieu de la forêt, les loups géants. Ils sont tous terrifiants et magnifiques à la fois, que ce soit dans leur design ou leur rôle : ils incarnent à merveille le danger incontrôlable et imprévisible de la nature en même temps que sa beauté majestueuse.

Vomi
Winnie

Tes projets à venir ?

Mise à part mon petit film personnel chez Remembers, il y a un projet sur le travail de Junji Itō, auteur de Spirale, de Tomie et de plein de mangas d’horreur incroyables. XXX, la chaîne américaine, m’a contacté pour faire des courtes animations, des genres de trailers d’une série à venir de cinq épisodes sur le manga Spirale justement. Ils ont contacté cinq artistes, dont moi, pour faire une mini -animation de 15 à 20 secondes sur le thème du manga. J’avais carte blanche sur tout. C’était il y a déjà deux ans mais ce n’est pas encore sorti.

Anomalie

JOCELYN CHARLES // KIBLIND MONSTRES #82

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