Toutes les deux semaines, on sélectionne cinq livres illustrés qui nous ont bien plu. Les voici.
Alors que les beaux jours se profilent et que l’accès à nos lieux de sociabilité s’élargissent franchement, il serait dommage de ne pas en profiter pour rester seul chez soi. Ne serait-ce pas, en effet, le meilleur des pieds de nez à faire à cette foutue pandémie que de profiter de la liberté retrouvée pour négliger cette aération à marche forcée. Alors, je vous en prie, restons à la maison, ne sortons surtout pas et profitons-en pour se pelotonner dans nos couches avec quelques livres jetés en vrac en bas de celles-ci. Pour montrer à quel point on peut faire ce qu’on veut, voici cinq ouvrages qui permettront en toute quiétude de vivre ce déconfinement reconfiné.
Éclat, ouvrage collectif
Après De Traits et d’esprit, La Séquence du regardeur, Pas vu pas pris, et Bande annonce, le laboratoire De Traits et d’esprit de la Haute École des Arts du Rhin (HEAR) continue d’éditer son travail précieux de recherche théorique sur le dessin et la bande dessinée. Éclat – qui porte le numéro #0, affiche l’épithète « annuelle » et laisse donc espérer une suite – s’affiche comme une revue qui pense par le fond et la forme la multiplicité des narrations à l’œuvre dans la bande dessinée d’aujourd’hui. Partant du constat qu’est en cours une explosion des possibles de la discipline, il lui est nécessaire de les analyser, avec des textes savants sur des exemples précis et une traduction graphique de cette évolution grâce au travail en cours des étudiants de la fameuse école strasbourgeoise. Ici, nous avons ainsi les chercheurs Maël Rannou, Jean-Charles Andrieu de Levis et Benoît Crucifix qui abordent par l’histoire différentes acceptions de la bande dessinée et les multiples façons dont la classique narration séquentielle fut mise à mal récemment. Côté dessins, on y croisera le travail des jeunes – et donc forcément fougueux – étudiants alsaciens parmi lesquels nous reconnaitrons quelques styles bien connu, croisé dans les pages ou sur le site de Kiblind : Charlotte Bresler, Noémie Chust, Tom Vaillant, Jimy de Haese, Gabriel Maffeïs, Philippine Marquier, et Salomé Lahoche, entre autres. Vivier de jeunes talents, la HEAR est un aussi un des rares lieux où se pense la bande dessinée en France. Éclat regroupe ces deux facettes, il faut en profiter.
Éclat, revue collective sous la direction de Joseph Béhé et Olivier Deloignon, Haute École des Arts du Rhin, 96 pages, 16€
Avant l’oubli, de Lisa Blumen
Le constat est assez simple : il n’y a plus d’espoir. Dans les prochains jours, la lune s’écrasera sur la terre et il ne sera plus question d’humanité. Lisa Blumen part de cette apocalypse à venir, aussi absurde que désespérante, pour questionner notre rapport à la vie. La fin du monde est ici asséchée jusqu’à l’os et il ne sera pas question d’un éventuel sauvetage ou d’une éventuelle rancœur à délayer le long du livre. L’intérêt est dans les réponses qu’apporte la jeune autrice strasbourgeoise à la sempiternelle question : si on meurt demain, qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? Car, évidemment, il n’y a pas qu’une seule façon de réagir à cette nouvelle insupportable. Lisa Blumen joue donc la carte de la schizophrénie avec un récit choral qui épuise les différents cas de figures qu’une fin du monde soudaine peut engendrer. De l’incrédulité de son épicière à une jeunesse devenue orgiaque, Lisa Blumen parcourt les divers chemins que pourrait emprunter l’humanité en cas d’annonce soudaine de sa disparition. Avec douceur, subtilité et parfois même un peu d’humour, elle nous confronte à cette question qui fleure bon le marronnier, à laquelle elle apporte des réponses multiples et nuancés. À l’image de son trait qui évolue de l’hésitant au grandiose et à son usage des couleurs, des tons pastels presque diaphanes, comme pour évoquer un souvenir qui se perd. NB : on n’est pas obligé d’attendre la fin du monde pour la lire.
Avant l’oubli, de Lisa Blumen, éditions L’Employé du moi, 248 pages, 24€
Tigre, Tigre, Tigre d’Åsa Lind et Joanna Hellgren
Il est bien souvent des livres jeunesses qui passent à côté de leur fonction même, qui est de s’adresser à la jeunesse. Il n’est pas question de ça dans ce Tigre, Tigre, Tigre de l’autrice Åsa Lind et de la dessinatrice Joanna Hellgren, toutes deux Suédoises. Ici, nous plongeons de plein pied dans la pensée enfantine, que ce soit par les mots, le contexte ou le dessin. Nous y suivons un enfant de 2 ou 3 ans, fasciné par le chat des voisins et qu’il ne cessera tout le long du livre de chercher, de vouloir approcher, de s’éprendre d’amitié. Vue de l’adulte, cette histoire est d’une banalité sans nom, et nous l’aurions oubliée sitôt le chat hors de la vue. Mais pour un tout petit, l’affaire est autre. Nous parlons pour lui d’aventure, d’épopée même. L’autrice Åsa Lind traduit bien ici l’obsession enfantine pour ce genre de quête et passe par la répétition des phrases et des pensées comme une litanie. La dessinatrice n’est pas en reste, avec son geste fauve qui intensifie les saynètes d’une journée pourtant banale et œuvre à l’empathie pour cet enfant qui vit lui, des moments incroyables. Et, qui plus est, c’est superbe.
Tigre, Tigre, Tigre d’Åsa Lind et Joanna Hellgren, éditions Cambourakis, 32 pages, 14€
C’est sûrement le bonheur, de Stéphanie Demasse-Pottier et Margaux Othats
Alors même que les plus grands nez se le sont coincés dans la porte, Stéphanie Demasse-Pottier et Margaux Othats l’ouvre, cette porte, et en grand. Quelle porte ? Celle du bonheur tout simplement. Peut-être pas celui avec un grand B, peut-être pas celui à la poursuite duquel s’échinent les États-Unis depuis 1776. Les deux artistes se concentrent plutôt sur les petits riens, ceux qui mettent du baume au cœur, ceux qu’il faut à tout prix communiquer à nos enfants pour qu’ils sachent en goûter toute la saveur. C’est de ces petites choses, évoquées très simplement dont nous parle l’autrice Stéphanie Demasse-Pottier. Un chocolat chaud en hiver, un bon repas, une lecture au fond du lit, tout cela ne change pas le monde (quoique…) mais constitue quelques-uns de ces plaisirs inaltérables que l’existence nous offre. Les dessins de Margaux Othats font également partis du lot. Doux, lisibles, admirablement composés, ils sont l’atout n°1 de C’est sûrement le bonheur, dans lequel on retrouve pleinement le talent de l’artiste. Un livre qui donne l’envie de vivre.
C’est sûrement le bonheur de Stéphanie Delmasse-Pottier et Margaux Othats, éditions Albin Michel Jeunesse, 32 pages, 15€
La Grimace, de Vincent Vanoli
Les yeux rivés sur la rue, depuis la fenêtre de sa maison d’enfance, Vincent Vanoli se souvient. Il se souvient qu’il a grandi là, avec ses parents, ses amis, ses voisins, dans son quartier, dans sa ville, dans sa région. À coups de planches séparées par un titre, mais pas tant discontinues que ça, Vincent Vanoli nous décrit tout ce petit monde. Le sien, d’abord, mais plus encore celui de Longwy et la Lorraine, subissant les aléas de l’industrialisation puis de la désindustialisation. L’auteur historique de L’Association (près de 25 livres chez eux depuis 1993) se livre ici à l’introspection avec son style toujours unique et alambiquée en diable. La Grimace est le livre lucide d’un sentimental. Portant un regard pourtant éloigné par le temps et l’espace, il ne peut empêcher les sentiments d’affleurer. Les nôtres suivent, pris par cette histoire de jeunesse contrariée, de pays qui chute et d’un monde qui s’évapore. Les dessins portent la trace de ce passé compliqué, explorant les diverses échelles du gris pour des images transpirant la suie et la dépression. Un moment de BD très fort, aux antipodes graphiques de ce qu’on peut conseiller habituellement, mais réalisé avec une maîtrise absolue.
La Grimace de Vincent Vanoli, éditions L’Association, 80 pages, 18€