[Interview] Jon McNaught, maître du temps

L’illustrateur d’Automne, Dimanche, Pebble Island et récemment de L’Été à Kingdom Fields, observe le monde depuis la fenêtre de son bureau londonien. Du haut de ses 35 ans, Jon Mc Naught maîtrise les silences et la grandeur des paysages comme personne, qu’importe les saisons, qu’importe le temps. Lorsqu’il eut fallu trouver l’artiste qui réaliserait la couverture de notre magazine « Météo », son nom nous est donc apparu comme une évidence.

Le lauréat du prix Révélation du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2013 a vécu enfant quelques mois au large de l’Argentine, dans les îles Malouines. C’est peut- être un peu pour cela qu’aujourd’hui, l’illustrateur devenu professeur, a développé ce regard mélancolique si singulier. Il capture avec talent ces instants suspendus, ces moments où le temps n’est plus qu’une sensation éphémère, comme un souffle sur la peau.

Kiblind : Quel temps fait-il à Londres aujourd’hui ? Plus sérieusement, est-ce que la météo a une influence sur ton travail ?

Jon McNaught : Il fait froid aujourd’hui, mais le ciel est dégagé et l’air est vif. On est au début du mois de mars, donc ça commence à ressembler un peu au printemps (même s’il pleut tous les jours depuis quelques semaines). J’aime bien cette période de l’année où on sent progressivement un peu plus de douceur et d’optimisme après un hiver souvent long et rigoureux. En réalité, on peut dire que mon travail est très influencé par la météo… Une grande partie de l’atmosphère d’un lieu change lorsque la météo change. Chacune des saisons apporte avec elle son lot de souvenirs et les premiers jours d’une nouvelle saison évoquent une odeur dans l’air, une sensation singulière sur la peau qui me font penser aux années passées, à des moments particuliers. C’est d’ailleurs probablement ce qui m’inspire le plus : l’envie de capturer ces sentiments éphémères et de les retranscrire dans une œuvre d’art ou une bande dessinée.

K : Tu as vécu à l’autre bout du monde, sur les îles Malouines, au large de l’Argentine, lorsque tu étais enfant. C’est aussi là que se déroule l’action de l’album Pebble Island. Est-ce que le climat là-bas a eu un impact sur ton travail et ta façon de dessiner ?

JMN : Les Malouines ont des conditions météorologiques très extrêmes et mes premiers souvenirs de ma vie là-bas sont très liés aux éléments. Je n’y ai vécu qu’un an à l’âge de 6 ans, mais les souvenirs de beaux paysages désolés et d’un long hiver enneigé sont toujours un peu avec moi. Parfois, quand il y a du givre sur le sol ou de la neige dans l’air, j’ai un flash… Je me remémore une promenade où je marchais péniblement dans la neige avec ma famille au cours de cette fameuse année aux Malouines. J’ai réalisé beaucoup d’œuvres à partir de photos de cette époque et j’ai toujours essayé par différents moyens d’évoquer l’atmosphère d’un ciel brumeux et de paysages s’étirant au loin. Dans un endroit comme les Malouines, on se sent toujours très petit, très apaisé sous ces ciels immenses… Et je pense qu’une bonne partie de mon travail consiste à essayer de capturer ce sentiment très particulier.

K : Est-ce que cela a joué sur ton sens de l’observation et ta capacité à créer une véritable esthétique de la contemplation ?

JMN : Oui, très certainement. Beaucoup de mes souvenirs d’enfance sont liés à des promenades dans des paysages incroyables, à la découverte d’endroits paisibles et tranquilles. Mes bandes dessinées sont toutes un peu comme ça aussi. Il s’agit d’une certaine manière de voyages et d’expériences calmes et solitaires. Je pense que les bandes dessinées sont tout simplement un lieu idéal pour la contemplation.

K : Ton rapport au temps qui passe et à la météo se retrouve dans L’Été à Kingdom Fields, Automne, Dimanche et Pebble Island. Comment expliques-tu l’évolution de ton travail dans ces quatre livres ?

Dimanche, Nobrow, 2017.

JMN : Ces quatre livres traitent de lieux et de saisons spécifiques. Dimanche est un long après-midi d’été dans un jardin de banlieue, Pebble Island est une histoire d’hiver se déroulant sur une île des Malouines, Automne parle de l’automne dans une maison de soins infirmiers dans une petite ville, et L’Été à Kingdom Fields est basé sur des vacances estivales dans une caravane en bord de mer. Tout cela se déroule dans des endroits fictifs, mais basés sur des lieux réels où j’ai vécu. En dix ans mes livres ont évolué, ils sont devenus plus gros et plus ambitieux au fur et à mesure que les années passaient. Le premier livre est presque entièrement muet et n’explore finalement que le paysage et l’atmosphère qui s’en dégage. Puis je me suis progressivement intéressé aux individus. J’ai alors peuplé ces paysages avec des personnages, et tenté d’explorer comment ils pouvaient y vivre et quel rapport ils pouvaient entretenir avec les lieux. J’ai donc logiquement introduit des dialogues et développé les relations entre les personnages et leur rapport à l’environnement qui les entoure et comment ce lien évolue avec le temps.

K : Les ombres, les reflets, les couleurs ont une part prépondérante dans ton travail, comment travailles-tu cet aspect ? Quelles techniques d’impression privilégies-tu pour travailler sur ces effets en particulier ?

JMN : L’impression a toujours eu une place importante dans ma pratique artistique. J’ai travaillé pendant de nombreuses années en tant que technicien en impression (enseignant la lithographie) et je continue à faire des sérigraphies et des lithographies de beaucoup de mes œuvres. Ma technique de dessin à évoluée parallèlement à mon expérience d’impression (étant donné que j’imprimais mes premières BD moi-même), je dessine donc chaque page (avec un pinceau et de l’encre noire) sur deux ou trois feuilles de film transparent dans l’objectif de pouvoir composer les couleurs avec un système de calque sur la page. Ce travail est souvent adapté commercialement en utilisant des tons directs Pantone. Le résultat est assez similaire à mes propres impressions que je réalise en studio. Pour ce qui est de ma technique d’impression préférée, c’est donc logiquement la lithographie offset. J’ai travaillé pendant des années dans un studio de lithographie et j’aime beaucoup mélanger les couleurs sur la table et le son du sifflement de l’encre lorsque vous manipulez le rouleau. J’aime aussi le contrôle qu’on peut avoir sur les couleurs à l’aide de cette technique et la possibilité de les superposer, de créer de nouvelles nuances là où elles se chevauchent.

K : Comment concilies-tu le fait d’être enseignant, de réaliser des œuvres personnelles et de produire également des travaux de commande ?

JMN : C’est un peu délicat de concilier tout ça… Mais c’est nécessaire pour gagner sa vie… À vrai dire j’apprécie tous ces aspects de ma carrière, même si évidemment, j’aimerais pouvoir passer plus de temps à faire des bandes dessinées ! Je n’enseigne qu’occasionnellement et sur de courts modules, mais je suis toujours très heureux de travailler avec des étudiants et d’être dans une salle pleine d’idées et d’énergie (en particulier après avoir passé beaucoup de temps seul à travailler sur des bandes dessinées).

K : Quels sont les projets ou les images qui t’ont le plus marqué dans ton travail ?

JMN : Dimanche a une place particulière… Ça a commencé comme un défi que je m’étais fixé de réaliser une bande dessinée auto-imprimée au cours de l’été. J’avais jusqu’alors fait beaucoup de petites bandes dessinées mais pas assez développées pour faire un livre à proprement parler. Alors je me suis mis à dessiner deux garçons grimpant sur un toit, et puis tous les jours, j’ai essayé de faire une strip sur la base de ce qu’ils voyaient. Ça a été un excellent exercice, ça m’a permis de laisser mon esprit vagabonder, et finalement de trouver la voie pour créer toutes mes autres bandes dessinées. C’est aussi le premier livre que j’ai réussi à publier, donc ça m’a vraiment mis sur de bons rails. Un autre projet qui a été très important pour moi : les couvertures pour la London Review of Books. Je leur ai présenté quelques idées il y a environ 8 ans, et depuis, je leur dessine trois ou quatre couvertures par an. Je leur envoie des images basées sur des choses que je vois dans ma vie quotidienne ; une chaise perchée sur une clôture de jardin, des reflets dans une fenêtre de train, des maillots de bain séchant au soleil sur un toit de voiture. Chacune de mes couvertures pour eux contient un instantané de quelque chose d’une beauté extraordinaire dans un endroit ordinaire. Ça m’a pas mal aidé à observer le monde autour de moi, à être plus curieux, toujours en quête d’histoires à raconter.

London Review of books, 2017. London Review of books, 2017. Histoires de Pebble Island, Dargaud, 2016.

L’été à Kingdom Fields, Dargaud 2020.

K : Quels sont tes projets à venir ?

JMN : Je commence tout juste à travailler sur une nouvelle bande dessinée, mais ça ne se fera pas avant un petit moment… En attendant, je fais des BD plus courtes que je publierai moi-même en ligne et sous forme de tirages en petit nombre d’exemplaires. Je dessine également de nombreuses nouvelles œuvres pour la London Review of Books.

K : Peux-tu nous dire quelques mots sur cette couverture ?

JMN : L’image est une représentation d’un parc de jeux pour enfants, là où se déroule mon dernier livre (L’Été à Kingdom Fields). Dans ce livre, il y a une forte tempête de pluie estivale pendant une journée, journée pendant laquelle une famille prend abri dans un musée. Cette image montre les animaux souriants, trempés de pluie, dans le parc abandonné. J’adore utiliser des personnages de dessins animés peints sur des équipements comme dans ce terrain de jeu. Là, les animaux continuent de sourire sans sourciller au fil des ans, quel que soit le temps, jusqu’à ce qu’ils soient finalement simplement cassés ou remplacés.

JON MC NAUGHT // FEUILLETEZ KIBLIND « MÉTÉO »

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