Certain.es parlent d’effet boule de neige mais pour l’illustratrice Yuka Masuko, le « Bla Bla Bla » serait plus proche d’une histoire d’étoiles et d’interprétations. Quelque part dans la constellation des artistes de talent, elle brille d’une lueur propre à l’enfance. Rencontre avec celle qui dessine des cases pour en sortir à l’envi.
Des couleurs acryliques, des marqueurs et des autocollants, voilà ce que l’on retrouve le plus souvent entre les mains de l’artiste japonaise Yuka Masuko. Enfant de son époque, elle allie ses souvenirs de jeunesse aux influences technologiques qui éblouissent les yeux. Le chemin de ses idées emprunte le sentier connu de la maison en s’autorisant quelques détours aux influences diverses.
Triplement diplômée dans le domaine artistique, Yuka Masuko aime les histoires, tente de comprendre les gens et insuffle ses références liées à l’âge tendre pour soulever des questionnements d’adulte dans un monde rapide et sollicitant. C’est avec ce regard qu’elle s’est penchée sur le thème Bla Bla Bla pour nous délivrer sa création originale éponyme. On en à profité pour lui poser quelques questions et nous avons eu beaucoup de réponses.
Salut Yuka ! Ton illustration fait écho au jeu du téléphone arabe et à l’influence des différents médias dans l’évolution d’un message. Tu vérifies toujours à deux fois avant de croire ce que l’on te dit ?
Bonjour ! Je fais confiance aux gens, mais chacun voit les choses différemment. Même lorsqu’il y a un fait clair, les gens ont leur propre façon de le comprendre. C’est tout à fait normal. Mais quand ces interprétations se fondent en une vérité collective, cela devient une force puissante et difficilement contrôlable.
J’ai remarqué cela depuis que je suis jeune car j’ai grandi à Tokyo, qui est une ville où il y a beaucoup de néons lumineux et d’informations électriques. Il est facile de mélanger la vérité et l’invention. Les tendances et les fausses nouvelles partent de petits bouts d’information et créent de grandes vagues.
Je vis maintenant à Berlin, et en juillet 2023, on a appris qu’un lion s’était échappé. C’était à la télévision allemande, l’information provenait d’un tweet de quelqu’un. On a dit aux gens de rester à l’intérieur, mais plus tard, la police a découvert qu’il s’agissait en fait d’un sanglier. Lorsque j’ai vu la vraie vidéo, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un lion. Les gens croient ce qu’ils veulent. Tout part de petits événements banals, comme le hurlement d’un chien blanc (ndlr : il s’agit d’une référence à sa création originale).
Lorsqu’il s’agit de choses étranges ou de ce que disent les autres, je m’efforce de comprendre les différentes façons de penser et les raisons pour lesquelles elles sont dites, au lieu de me contenter de découvrir ce qui est vrai. Il est cependant difficile de faire cela pour tout, car les choses changent tellement vite !
Dans ton dessin, petit chien devient grand méchant loup. Avec la technologie, on devient de plus en plus capable de modifier les images pour leur donner un sens nouveau. Est-ce qu’en tant qu’illustratrice, cela t’inquiète ?
Sur les téléviseurs et les téléphones, on ne voit que de nombreux signaux colorés, les pensées des gens ne sont montrées que d’une seule façon et leur popularité est mesurée en likes. L’impact devient plus important que la « réalité ». Le thème « Bla Bla Bla » m’a également fait penser à des signaux colorés qui grandissent et rétrécissent comme des vagues. Cependant, je trouve des choses intéressantes dans la technologie, qu’il s’agisse d’un récent projet d’IA qui a terminé la Symphonie n° 10 de Beethoven ou de mèmes Internet délirants qui ajoutent diverses significations à une seule image.
C’est comme dans le passé, les gens nommaient les étoiles, qui n’étaient que des points lumineux, et les reliaient entre elles pour créer des histoires. Pendant les nuits sombres, lorsqu’ils étaient confrontés aux dangers et à la solitude, leur seul espoir était de communiquer en dessinant des images à partir de points lumineux. Je pense que ce que les gens font aujourd’hui est similaire. Cela me rappelle la constellation connue sous le nom d’Orion en France, qui était connue sous le nom de Tsuzumi (tambour à main) dans l’ancien Japon. La différence est intéressante : les mêmes étoiles étaient reliées entre elles, mais elles avaient l’air d’images différentes.
Une œuvre d’art est spéciale lorsque de nombreuses personnes l’interprètent, créant ainsi une grande image. Je pense qu’aujourd’hui, les gens peuvent comprendre la variété de sens et l’impact que peut produire une image, et qu’une œuvre réalisée avec un bon cœur restera longtemps dans les mémoires, comme une histoire de constellation.
Lorsqu’on regarde ton travail dans le temps, il est facile de noter une évolution dans le style et les couleurs. Est-ce que c’était une volonté de changer ou cela se fait naturellement ?
Pendant mes études à Strasbourg, j’ai adopté un style de peinture intuitif. Contrairement à ce qui se passait dans mon école d’art en Allemagne, nous avions davantage de petits travaux au cours de l’année et j’ai fini par dessiner trois fois plus. Auparavant, je m’appuyais sur des livres académiques et illustrés pour mes recherches, construisant des récits. Mais la longue préparation me rendait trop prudente et le processus prenait beaucoup de temps. J’ai donc commencé à imaginer l’image directement dans mon esprit, ce qui me permet d’être plus spontanée et d’avoir une représentation moins définie. Cela a donné lieu à de nouvelles idées et j’ai découvert qu’en improvisant et en établissant des liens, je pouvais mieux m’exprimer.
Pendant la pandémie, j’ai exploré les couleurs artificielles comme le RVB et le néon, ce qui a élargi ma palette de couleurs. J’ai également passé plus de temps chez moi à écouter du jazz et du hip-hop old school qu’auparavant. Je pense que cela a influencé la façon dont j’exprime le rythme dans mon travail.
Quelles sont tes techniques et médiums favoris pour dessiner ?
Je commence par dessiner des lignes de grille, puis je peins. C’est un peu comme une partition de musique : lorsque je vois la grille, l’image me vient à l’esprit. Les grilles ne sont pas faites pour des lignes ou des formes parfaites ; j’aime aller au-delà. Parfois je les remplis, parfois je les laisse telles quelles.
Mes matériaux préférés sont les marqueurs graphiques. Les images mentales sont comme des étoiles filantes – elles brillent et disparaissent rapidement – j’ai donc besoin d’un matériau qui me permette de mettre des couleurs rapidement. J’aime aussi la texture des tâches et des traits créée par les marqueurs, et l’effet intéressant lorsque l’encre s’épuise. Ces petits accidents et erreurs sont difficiles à reproduire numériquement, c’est pourquoi le dessin sur papier est essentiel pour moi. Outre les marqueurs, j’utilise des peintures acryliques, des surligneurs et parfois des autocollants – du matériel que nous utilisions dans notre enfance.
Tu représentes souvent des maisons, quel est le sens que tu leur donnes ?
Les maisons sont l’un des premiers sujets que les enfants commencent à dessiner, tout comme la famille, le soleil et les tulipes.
Une maison est intéressante parce qu’elle est à la fois un lieu sûr et un théâtre d’incidents. Pour moi, c’est un endroit sûr où je peux faire une pause après le travail, mais c’est aussi un lieu étrange, enveloppé de mystère, où toutes sortes de choses imprévues peuvent se produire. Dans une telle maison, l’observateur est la maison elle-même, et je me demande parfois si la maison n’a pas ses propres pensées.
Une maison a sa propre vie, elle vit avec les personnes qui s’y trouvent. Le grain du plafond qui ressemble à une tête de lion, la forme de la poignée de porte qui ressemble à un ange en font partie. Je dessine donc un triangle et un carré comme un cadre photo, qui rassemble les sentiments nostalgiques et étranges dont nous nous souvenons depuis notre enfance.
Peux-tu nous citer 3 projets qui ont été marquants pour toi et nous dire pourquoi ?
● Une affiche de concert pour le groupe Spencer Cullum’s Coin Collection :
Ce projet était une commande du Raum für Illustration à Hambourg, marquant ma première plongée dans l’illustration musicale. La musique de Spencer Cullum, un mélange de folk, de jazz et de pop nostalgique, était comme un kaléidoscope captivant. Écouter ses morceaux et sélectionner mes croquis a été une expérience immensément satisfaisante. Cela a également éveillé mon intérêt pour la conception de pochettes de CD et de vinyles, en explorant les moyens de représenter visuellement les éléments sonores et d’exprimer la mélodie d’une chanson d’une manière sensible.
- Anti-Gravity
Mon dernier projet. J’ai créé un collage de marionnettes en 3D sur des illustrations en 2D, créant ainsi un support qui résiste à l’épreuve du temps.
Cette vidéo est inspirée par la recherche et l’interview de la communauté du cirque à Berlin. Je vois la gravité comme la pression sociale que nous subissons dans notre vie quotidienne. J’ai donc créé une boucle animée dans laquelle une fille s’entraîne à jongler pour surmonter cette gravité, en sortant de chez elle.
À l’origine, je m’intéressais à la modélisation 3D, mais j’ai fabriqué les marionnettes grâce à un lien merveilleux. Il y avait un studio d’animation, l’ancien studio est-allemand DEFA, aujourd’hui disparu, et un animateur qui avait adopté la technique de modélisation des marionnettes utilisée dans ce studio m’a appris à fabriquer des marionnettes. J’ai découvert la joie de faire des sculptures sous forme analogique. Cela m’a donné envie de créer à l’avenir des œuvres transmédiales qui dépassent les dimensions.
● HANAKO
Il s’agit de mon projet de fin d’études : une bande dessinée inspirée de Hanako, une danseuse et actrice japonaise qui a vécu au début du 20e siècle. L’histoire raconte sa quête d’amour et de liberté en tant que femme, artiste et immigrée. Elle est très liée à Auguste Rodin et malgré sa grande prestance sur scène elle n’est pas très connue, non seulement en Europe, mais également au Japon. J’ai étudié les kimonos et les jouets d’art populaire japonais et je me suis inspirée de leurs nuances. J’espère créer un bon mélange de sa vie et de mes propres expériences. Je prévois de terminer l’histoire au printemps et j’espère que les francophones auront l’occasion de la lire un jour.