On ne sort jamais indemnes d’une rencontre avec une illustration de Thomas Merceron. L’uppercut est franc mais la sensation forte agréable. On a posé quelques questions à l’illustrateur parisien, suite à son illustration pour les pages de Kiblind « Cash ».
On a souvent tendance à interpréter les va-et-vient des crayons des dessinateurs comme la matérialisation de pulsions frénétiques. Pourtant, chez Thomas Merceron, la logique est toute autre. Lorsque l’illustrateur parisien ose enfin agripper ses fusains, c’est parce qu’il vient tout juste d’arriver en bout de course d’un chemin dont la distance s’est allongée au gré de ses réflexions et de ses projections. Ses carnets quasiment vides en témoignent : chaque geste de la main, économe, doit faire suite à une longue discussion avec le cerveau.
Fruits de multiples recherches, les dessins de Thomas Merceron ne sont jamais dénués de sens. Celui qui confesse ne pas avoir le dessin facile tient à raconter les émotions propres à l’humanité à travers ses images. Mieux, il provoque même celles de ceux qui les regardent, à notre image. Pour les raisons listées précédemment mais aussi par admiration pour les compositions retrofuturistes et truculentes de Thomas Merceron, nous avons proposé au jeune diplômé de l’ENSAD Paris de réaliser une création originale pour notre numéro « Cash ». L’occasion rêvée pour lui poser des questions sur sa pratique et sur ce qui l’anime.
Salut Thomas ! Peux-tu nous parler de l’illustration que tu as réalisé pour Kiblind « Cash » et de l’énigmatique personnage qui en fait partie ?
Bonjour Kiblind ! L’illustration que j’ai réalisée pour Kiblind « Cash » englobe 3 éléments : une voiture très haut de gamme, un personnage mystérieux, et le reflet de ce dernier. Par cela, c’est le sentiment d’être déphasé que j’ai voulu dessiner. C’est d’une richesse impalpable dont je voulais parler, celle qui glisse quand on a tout, celle qui nous dit qu’on a maintenant plus grand chose. Plus qu’un reflet de nous dans une carcasse de luxe, c’est la mutation de nos besoins pour atteindre ce qui n’a pas besoin de l’être. Ici, j’ai dessiné un homme qui aura tout donné pour tout perdre ou presque. On peut imaginer ce personnage qui a fait des sacrifices pour évoluer. Jusqu’à en prendre trop et fragiliser quelques liens. Parce que l’on vit dans un monde où le concept même de travailler pour manger est dur. Parfois, on est revanchard et on en veut beaucoup pour être tranquille. Et parfois, on l’est de trop. Sans doute qu’il l’a été.
Pour les illustrateur.rices, la notion de « cash » a une résonance toute particulière. Nous avons d’ailleurs consacré un article du magazine au sujet du statut et de la rémunération des illustrateurs. Quel est ton point de vue et ton ressenti sur ce vaste sujet ?
J’ai lu l’article et je l’ai trouvé très pertinent. Je suis d’accord avec tout. Le fait qu’être artiste / auteur / dessinateur, c’est aussi devoir être commercial / communicant / négociant, ce qui rend la chose très compliquée et éprouvante mentalement. C’est aussi ce qui fait qu’on ne se protège pas assez bien et que les rémunérations diminuent. Mais on est dans un monde capitaliste, on est au courant avant de se lancer que ça sera difficile. Les autres en profitent. Il faut faire avec. Je prends le défi parce que je pense pouvoir aimer les autres facettes de notre métier que l’on ne nous apprend pas en écoles d’art, et aussi parce que je ne sais pas faire autrement. Parce que c’est dans le dessin que je suis épanoui, et c’est dans ce domaine que je serais le plus valorisé.
Récemment, tu sembles t’être beaucoup penché sur le travail des formes et des textures. Peux-tu nous en parler un peu plus ?
Je travaille beaucoup avec les trames, les textures et les formes pour nourrir mon univers. C’est un peu comme un exercice de style. J’essaie de jouer avec les hachures, les points et les couleurs pour trouver de nouvelles combinaisons et faire évoluer mon travail. Avant, j’aimais composer avec le noir et blanc exclusivement, maintenant, j’élargis ma palette avec ces composants. Ces textures m’apportent d’autres nuances de rythmes. C’est plaisant, amusant et nourrissant. C’est ma façon à moi de m’exercer, je compose plus que je ne dessine.
Tu sembles alterner les fusains, l’encre de chine et le dessin numérique. Quel a été ton plus gros défi lorsqu’il a fallu passer de ton crayon à la tablette numérique ?
Ça n’a pas tant été un grand défi. Disons que j’ai compris assez vite à quoi le numérique pouvait subvenir, et m’apporter. Le numérique a surtout été un accélérateur dans ma création. Je crois que je suis très/trop minutieux, car je n’ai pas le dessin facile. J’ai la main lourde à chaque fois que je crée. Je passe surtout beaucoup de temps à me demander si je fais bien de faire tel ou tel dessin. Mes carnets de croquis sont presque vides. Je préfère les feuilles volantes, car ça me permet de ne garder que ce qui est « bien ». Le numérique me donne la possibilité de faire ça. Je suis curieusement plus libéré. Ça a été un formidable outil qui est venu aussi épauler mon travail au fusain par exemple. Parce que l’on peut construire plus vite et précisément des créations qui seront faites ensuite à la main. Le numérique a soulagé mon processus de dessin dans sa globalité.
On retrouve une ambiance retrofuturiste dans tes dessins et tes personnages. Quelles sont les histoires que tu aimes raconter ?
J’aime beaucoup cette ambiguïté, cette vision du futur dans le passé. Parce que c’est un temps qui n’existe pas. C’est un peu ce que l’on pensait devenir, mais que l’on n’est pas. C’est nous, mais dans un autre monde, celui de l’imaginaire où les traits de notre société sont amplifiés. Je crois que cette ambiance rétrofuturiste me donne accès à une richesse visuelle par l’extravagance des costumes et des paysages, et apporte au même instant un peu de nostalgie. J’aime raconter des états, des émotions. J’aime parler de pudeur dans un monde où l’image est phare, de la solitude cachée derrière une fausse confiance, d’un sourire qui n’en est pas. Ce n’est jamais très long comme histoire, mais c’est ce qui me vient à l’esprit quand je dessine.
Quelles sont tes inspirations dans la fiction et dans la vraie vie ?
Ce qui a pu m’inspirer dans la fiction, c’est par exemple Interstellar de Christopher Nolan, c’est la série Dark, ça a été The Truman Show avec Jim Carrey. Sinon c’est l’astronomie, la sociologie, et la méditation, en amateur. Et en dessin pour n’en citer que 3, Chris Ware pour sa rigidité et ses cadrages cinématographiques, Yūichi Yokoyama pour son approche contemplative et Charles Burns parce que ses planches sont magnifiques.
Peux-tu nous citer 3 projets qui ont été particulièrement marquants pour toi et nous dire pourquoi ?
Pour commencer, je pourrais parler de mon projet de diplôme qui a été une belle aventure. C’est un roman qui traite de la contemplation et de la méditation, c’est pourquoi il y a des temps longs et muets. L’édition retrace le parcours psychologique d’un individu lors d’une balade en fin de journée. Deux chemins s’entrecroisent alors, celui qu’il prend avec son corps, et celui qu’il engage dans son esprit. Il se projette à travers des éléments de décors qui constituent son environnement. C’est par le biais d’une matière commune, que la frontière entre lui et l’objet devient infime. Il est alors tout élément qui existe. Il est à la fois dans le monde, et est le monde. J’ai mis du temps à prendre du recul dessus, et maintenant, je cherche un éditeur alors… Hop, je pose ça là !
Je continuerai avec mon projet récent avec le New York Times, parce que c’était une première fois avec eux, et ensuite parce que ça a été très naturel. Le projet a été très agréable à penser et à faire, j’ai eu toutes les libertés de créations possibles et tout s’est super bien déroulé. Il fallait dessiner les différentes phases par lesquelles on passe face aux mots croisés : la confusion, le progrès, puis la confiance en soi.
Pour finir, je parlerai d’une série de deux dessins que j’ai commencée, il y a un petit temps, que j’ai laissé reposer, et que je vais reprendre très prochainement. Pour une exposition peut-être. Ils m’ont marqué, car ils rendent mal à l’aise certains et font du bien à d’autres. Ils sont pleins de nuances, en étant pourtant très sombres. Ils sont à la fois lourds et légers. J’aime ces dessins, car ils m’ont fait beaucoup de bien.