Franck Vigroux fait partie de ces artistes qu’on ne classe pas ou mal. Il est de cette frange d’aventuriers hors-catégorie et qui font évoluer la musique non au gré des modes, mais au gré de leurs recherches. Un postulat passionnant, nécessaire même pour faire de la musique un des beaux-arts, au sens noble du terme. Alors qu’il s’apprête une nouvelle fois à passer outre les cloisons, avec le concert Maelström aux côtés de l’Ensemble Intercontemporain à Philharmonie de Paris (le 9.10), nous avons essayé d’emprunter les chemins sinueux de sa pensée et de ses envies.
Sur sa plaquette printemps 2015, Anis Gras pose une captivante question : Qui est Franck Vigroux ? Comme réponse, et de manière courte, il est écrit qu’il est un musicien-compositeur-interprète de sa musique. Mais se soumettre à l’exercice de définition de cette musique n’est pas chose simple. Comme élément de réponse, on parle de parcours divers et de genres multiples, de power noise, de power electronics, d’abrasive electronics, de blues revisité parfois, de jazz et de musique contemporaine souvent…
Au final, chez cet artiste hybride, il semble que l’important soit peut être ailleurs, mais surtout dans le fait d’échapper à un besoin de classification pour privilégier l’expérimentation, le déplacement incessant et la curiosité. Nous avons rencontré Franck Vigroux récemment et avons discuté de tout un tas de choses avec lui, de son parcours et des types de performances qu’il crée, de ses prises de risques aux cotés d’artistes variés à ce que « hybrides » et « écritures » signifient pour lui.
Dialogue protéiforme dans un lieu propice aux tentatives et aux esquisses.
Kiblind : Bonjour Franck Vigroux. Nous nous retrouvons aujourd’hui à Anis Gras à Arcueil à côté de Paris, est ce que tu pourrais nous dire pourquoi tu es là ?
Franck Vigroux : Anis Gras est un lieu de fabrique et d’élaboration, c’est à dire qu’il y a des ateliers pour les artistes et pour les compagnies en résidence. C’est un espace qui permet à la création de se chercher, un lieu où des propositions artistiques s’élaborent. Dans cette maison, les choses se font, se créent surtout à un niveau de recherche donc c’est l’occasion pour moi d’avoir des moments laboratoires, des rencontres, même si je n’y fait pas vraiment, du moins rarement, des spectacles terminés. Anis Gras n’est pas un lieu très grand en taille et n’est pas techniquement assez équipé pour être un lieu de programmation important, d’ailleurs ils ne le souhaitent pas ; ils sont plutôt complémentaires d’autres lieux de spectacles vivant. C’est un espace qui n’aime pas les formatages et c’est peut être pourquoi je suis ici et que je fais, que nous organisons une fois par an, avec Michel Simonot, trois jours de rencontres, de performances aussi, ça s’appelle Bruits Blancs. C’est un petit festival modeste avec une très petite jauge et sans ambition de développement à outrance. C’est d’ailleurs un festival d’expérimentations, d’essais de prises de risques, voila ce que je fais ici.
Kiblind : Mais tu es tout de même en résidence, tu présentes des choses tout au long de l’année ici non ?
Franck Vigroux : Oui disons qu’il y a une dizaine d’artistes qui sont des résidents permanents ici et qui ont un peu priorité sur le lieu donc j’essaie deux trois fois par an de faire des choses ici, de présenter des essais, des moments de laboratoires.
Kiblind : Tu reviens tout juste d’une tournée britannique avec Matthew Bourne et Antoine Schmidt, vous présentiez Radioland, un projet qui décortique Radioactivity, le cinquième album du groupe Kraftwerk sorti en octobre 1975. Nous allons voir ce projet en France lors ?
Franck Vigroux : Je ne sais pas vraiment car c’est produit par un producteur anglais. On a des propositions un peu partout en Europe, mais je ne m’occupe pas vraiment de gérer ça. Moi je suis musicien là dedans et je me suis concentré sur le fait de revisiter ce disque. Radioactivity de Kraftwerk, 1975, ça fait 40 ans, c’était un peu l’anniversaire aussi du disque et bon voila, Kraftwerk c’est un groupe culte qui a beaucoup influencé des tonnes d’artistes, moi le premier donc c’était un exercice assez fun de refaire ça. On a quand même bien bien revisité et remis à notre sauce!… [rires] C’est quand même assez exceptionnel pour moi de « reprendre » des musiques et ça n’arrivera pas demain à nouveau je pense…
Kiblind : C’était donc la première fois que tu te confrontais à une sorte de décomposition de la sorte, que tu ne composais pas toi même ?
Franck Vigroux : En fait on a énormément recomposé et c’est le principe un peu de l’arrangement ou même du standard de jazz. On est un peu dans cette idée là avec Radioland: on prend un thème et on travaille autour. Les jazzmen font ça tous les soirs en fait avec ce qu’ils appellent des standards. C’était ça l’idée, revisiter…
Kiblind : Depuis les années 2000, tu navigues entre beaucoup de choses, du label d’autres cordes que tu as fondé, à aujourd’hui être artiste associé ici, à faire des tournées –revisite- avec des artistes qu’on retrouve souvent dans ton parcours. Et puis en plus de cela aujourd’hui tu oscilles également entre un langage qui convoque de la vidéo, d’autres choses, de la danse, comment tu vois cette évolution, ce parcours aujourd’hui ?
Franck Vigroux : Aujourd’hui, c’est vrai que j’ai la chance de collaborer avec des gens qui sont à la fois dans la musique, de mener des projets exclusivement musicaux, et puis aussi des projets plus hybrides qui vont plus du coté des arts visuels, des arts numériques. Je travaille par exemple beaucoup avec Antoine Schmitt ou bien avec des personnes plus impliquées dans le domaine du spectacle vivant avec des formes qui sont soit chorégraphiées, soit mises en scène et c’est à ce moment là qu’il me semble que je mets véritablement en scène ma musique. C’est ce que j’appelle moi du « théâtre musical ». Donc c’est là trois dimensions de mon travail : à la fois purement musical, mais également des formes plus audiovisuelles et des formes vraiment « spectacle ». En ce moment par exemple, je suis en train de monter une nouvelle création qui s’appelle Ruines, sur laquelle il y a deux vidéastes, deux danseurs, un chanteur. C’est un long travail d’un an et demi au plateau, accueilli par des théâtres et là c’est plutôt des salles de spectacles vivants qui nous accueillent et nous produisent donc on est loin du pur concert. On est dans une autre forme mais le tronc commun reste le même, c’est ma musique que je mets en scène. Elle rencontre d’autres artistes qui en font une autre lecture, la leur. L’hybridité est contenue à cet endroit pour moi.
Kiblind: Donc la mise en scène de ta musique aujourd’hui passe par d’autres mains ?
Franck Vigroux : Oui, c’est le principe. Pour moi, toutes ces formes hybrides ne peuvent que s’écrire à plusieurs mains. Les collaborateurs avec qui je travaille sont déjà des experts soit en vidéo, soit en danse. Je travaille aussi beaucoup avec des auteurs.
Kiblind : Mais tu faisais de la vidéo toi aussi auparavant non ?
Franck Vigroux : Oui, mais bon, quand j’ai réalisé où j’en étais, je me suis dit : « bon on va déléguer tout ça, on va plutôt collaborer plutôt que d’essayer de tout faire »… Donc, je fais de la conception, de la mise en scène comme je te disais. J’essaie de rassembler des éléments d’y donner du sens mais ce sens se construit à travers l’intervention d’autres artistes qui font un travail tout aussi important que le travail de musique dans la pièce finale. Pareil pour la chorégraphie. Peut être que c’est la différence avec certains metteurs en scène de théâtre qui veulent tout faire, mouvements, textes, scéno, etc… Là non, c’est un travail commun.
Kiblind : Pour en revenir à ton actualité, tu as aussi eu une sortie musique très « solo » ces derniers temps puisque tu as sorti un EP, intitulé Centaure, chez Cosmo Rhythmatic fin 2014. Musicalement, qu’est ce qui différence ce que tu peux faire à l’intérieur d’un travail comme celui là, sorti chez un label très pointu, de ton travail de conception de « pièces hybrides » comme Croix montée avec Schmitt ?
Franck Vigroux : La musique est assez proche en fait même si les questions de rythme sont parfois différentes. Évidemment, Cosmo Rhythmatic, c’est un label qui va être sur des choses très rythmiques, quoique pas forcément… Mais voilà, ils vont plutôt sortir des choses qui sont assimilées à des musiques industrielles avec du beat, etc. Mais ce genre de choses, c’est aussi ce que je joue dans mes spectacles en partie, enfin en remodelant et en reconstruisant…
Pour moi c’est tout de même des choses similaires mais qui prennent place dans des lieux différents, qui n’ont pas les mêmes supports. Je suis peut être à cet endroit, chez Cosmo Rhythmatic, parce que j’ai aussi traversé beaucoup d’univers musicaux. Par exemple là à l’automne 2015, je sors un disque avec Mika Vainio, l’ex Pan Sonic, le groupe électro culte finlandais. Mais en même temps, j’ai un autre projet avec un berlinois qui s’appelle Reinhold Friedl et qui est pianiste. Au final, pour moi, les deux c’est la même chose. Il y en a un qui travaille sur des rythmiques et un autre qui va être sur d’autres développements avec des instruments acoustiques mais pour moi, c’est la même chose, je me retrouve à ces deux niveaux.
Kiblind : Et donc, même si c’est une question très compliquée, de quelle manière tu définirais ce que tu fais en musique ? C’est noise ? Musique contemporaine ? Power noise ?
Franck Vigroux : Toutes mes influences c’est tout ça… C’est vrai que ce n’est pas facile à suivre. Là ce n’est pas évident en ce moment car je me suis blessé au doigt il y a peu mais à la base, je suis guitariste, et ce même si je ne joue plus beaucoup. J’ai d’ailleurs sorti un disque il y a six mois, c’est un solo de guitare avec des réminiscences de blues, la première musique que j’ai appris à jouer.
Mais si tu veux, et pour répondre plus à ta question je ne me pose la question de savoir sil faut que je fasse uniquement telle ou telle musique, je fais ce que j’ai envie de faire. Alors après, si tu n’aimes qu’un genre, peut être c’est pas évident à suivre mais bon… [rires]
Kiblind : Si je te posais la question de savoir comment tu catégorisais ta musique c’est pour savoir si tu penses qu’il y a une sorte de changement dans les régimes d’écoute à cause du net ? J’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui plus d’attention à des projets noise, power noise, à des choses très contemporaines. Ressens tu cela ?
Franck Vigroux : Je ne sais pas vraiment, moi même j’ai évolué en écoute et composition. Je ne me suis jamais posé la question de la catégorisation en tout cas. J’ai traversé des choses, des mouvements, oui, j’ai vu les choses évoluer, ça s’est imprimé en moi. Après je suis ravi de la tournure des choses qui va au delà des catégories elle aussi. Par exemple on va jouer à la Philharmonie de Paris le 9 octobre 2015 avec Tempest, et dans la même soirée il y a l’ensemble intercontemporain. Je trouve ça très audacieux mais en même temps c’est ce vers quoi je tends depuis longtemps. C’est des mondes musicaux qui auraient du se rencontrer depuis longtemps. Et voilà, le 9 octobre, nous allons être ensemble au sein d’une même soirée. À la fois avec des musiques dites savantes avec des musiciens de formation classique mais qui vont vers la recherche et Antoine et moi qui ont des parcours différents. Pourtant j’ai écouté les mêmes musiques qu’eux tu vois. Et cette rencontre là, pour moi, c’est ça qui est vraiment intéressant.
Kiblind : Quelle a été l’influence d’Internet sur ton travail et surtout sur l’attention que tu peux susciter vis à vis d’un public aujourd’hui beaucoup plus large ?
Franck Vigroux : Je ne sais pas vraiment. Internet ça m’a permis de trouver beaucoup plus de musique plus facilement, d’en découvrir, d’en écouter. Je ne sais pas si pour l’écoute la découverte ça m’a permis de « conquérir » des choses. Pour moi la meilleure façon d’écouter, de ressentir de la musique, ce n’est pas face à un ordinateur. ça se vit, ça se voit, en live, c’est ça ta question ? …
Kiblind : Non, pas vraiment… En fait, lorsque j’ai vu ta sortie chez Cosmo Rhythmatic, relayée par FACT, je me suis dit, c’est drôle, FACT mag, qui est aujourd’hui une sorte de prescripteur en musiques électroniques apparu grâce au net, peut « former » ses lecteurs, les amener vers d’autres univers vers lesquels ils ne seraient pas allés sans lire des articles, des tweets, des posts Facebook de ce magazine musical plutôt indé et orienté musiques électroniques. Est ce que toi tu as vu un changement apparaitre dans ton public, est ce qu’il a grandi, s’est métamorphosé grâce au web ?
Franck Vigroux : Non pas vraiment, enfin je ne pense pas. En revanche, je suis ravi que de jeunes berlinois qui viennent de la techno s’intéressent et veuillent produire ma musique alors que je ne viens pas du tout de là et que je n’ai pas traversé ces courants. Je trouve ça vachement intéressant comme dynamique. Tout cela ne change pas grand chose pour moi. De mon côté je continue de faire de la musique complètement improbable avec des disques de blues parfois comme je te disais avant. En fait les gens peuvent même se tromper en achetant un disque de Vigroux et se retrouver avec du blues alors qu’ils cherchaient un disque avec du beat méchant. Tu vois ce que je veux dire? En fait je dois bien aimer qu’on se trompe « ah ouais, mais il fait ça aussi ?! mince, j’aime pas du tout » ou bien « ouais, c’est cool c’est ça en fait ?! »… Cette idée là je la trouve plutôt marrante. Je n’ai pas de plan de carrière sur un monde musical précis. Je préfère naviguer. Tisser des hybrides selon mes envies.
Kiblind : Des gens comme Mondkopf, par exemple…
Franck Vigroux : … Oui, complètement, il m’a acheté des disques, je le connais.
Kiblind : … Et il « glisse » de la musique techno vers le powernoise voire l’ambient (avec la sortie de son LP Hadès ou son projet Extreme Precaution), tu expliquerais ça comment toi ?
Franck Vigroux : Et bien je ne sais pas, il a du écouter des musiques vachement bien!… [rires] Il a du vouloir s’aventurer traverser différents univers musicaux lui aussi. Il est passé d’un truc un peu techno post french touch que je ne connais pas trop vers un truc hard rock électronique. J’ai écouté et j’ai trouvé ça plutôt pas mal.
Kiblind : Comme quoi on peut « basculer », aller dans des musiques plus aventureuses, plus contemporaines en ayant à la base des parcours différents, toi le jazz, lui la techno…
Franck Vigroux : Le risque qui existe en revanche dans le fait de se balader entre plusieurs univers au gré de ses envies, c’est de ne plus être reconnu et de se dérober aux mécanismes de programmation classiques. Moi qui vis des concerts et des spectacles, même si dans le spectacle c’est différent, je me rends compte que la musique est parfois jugée de manière particulière. Dans les réseaux musique, ça fait un peu flipper des gens qui se baladent… Voir quelqu’un qui se met à faire des choses très bruitistes, on ne va pas le prendre car on sait qu’on ne va pas forcément remplir la salle… La porosité entre différents mondes artistiques, la recherche et l’expérimentation ne sont pas vraiment appréciées par beaucoup de programmateurs… En gros, si on prend mon exemple, on va pouvoir entendre: lui « Vigroux, il fait du bruit, ce n’est pas ce qu’on choisit » alors que je fais des choses qu’ils pourraient programmer. Mais je reconnais que ma ligne est difficile à suivre, ça peut parfois être préjudiciable, mais je m’en fous.
Kiblind : Et dans cette ligne justement, saurais-tu identifier des lieux, des rencontres qui ont été importants pour toi au niveau de ton parcours de création ?
Franck Vigroux : Des lieux non, des rencontres bien sur, mais des lieux non. J’ai fait beaucoup de rencontres de par le monde, mais aussi des rencontres en Lozère où à Paris. Beaucoup à Paris peut être est-ce du au fait qu’il se passe plein de choses. Evidemment on se nourrit toujours de rencontres, ça c’est sur et tous les gens avec qui j’ai collaboré, m’ont tous influencé. J’espère les avoir un peu influencé moi aussi.
Kiblind : la dernière question que j’aurais c’est la suivante : tu conjugues beaucoup de tes projets musicaux à des univers plastiques et vidéos, c’était le cas avec Broken Circle, avec Tempest où d’autres artistes plasticiens intervenaient. Est ce que, aujourd’hui, définir ton univers serait passer par cette conjugaison de deux univers ?
Franck Vigroux : Non pas vraiment, j’aime bien faire que du concert, mais je me nourris des deux donc… Une constante c’est que je fais de moins en moins de groupe, c’est dû peut être au fait des dispositifs que j’utilise, qui sont électroniques. Il y a eu un moment où j’ai eu envie de travailler avec d’autres artistes que ceux venant du monde de la musique. À un moment j’ai vraiment été fatigué de jouer en groupe, répéter avec des musiciens je n’en pouvais plus, ça me fatiguait. La manière dont je travaillais ne me donnait plus envie de me plier à un exercice de répétition. Je voulais m’immerger seul. Puis j’aime beaucoup l’art contemporain et le spectacle et petite à petit j’ai rencontré énormément de gens et voila, c’est comme ça que ça s’est fait.
Retrouvez Franck Vigroux le vendredi 9 octobre 2015 à la Philarmonie de Paris : Concert MAELSTRÖM : Ensemble intercontemporain / Franck Vigroux & Antoine Schmitt