Avec le dessin de Lulu Lin, vous passez le vortex. Quelques formes vous servent bien de repères, des éléments sont effectivement reconnaissables, mais ce qui vous transperce est d’une matière qui n’a rien à voir avec notre vulgaire. Ici, ce sont les émotions qui guident le regard. Pour notre numéro « Minuscule », le Taïwanais a ouvert la porte vers l’inconnu.
Le monde qui s’ouvre à vous recèle bien quelques accointances avec celui que vous laissez derrière vous, mais l’étrange domine largement. Oui, il y a des yeux, des bouches, des nez mais leurs propriétaires ne semblent pas plantés sur le plancher des vaches. Ils volent dans une atmosphère étrange, au-dessus d’un territoire à la marge, inconnu, là où vivent les monstres et où transpirent les âmes. Ce qu’on y observe est comme une décoction réalisée à partir du suc de la vie humaine, filtré et filtré encore et dont il ne reste que le plus important : les sentiments.
Ainsi l’expressivité des visages n’est-elle plus contenue, ce sont bien les émotions qui font loi et tracent les contours de ces faces humanoïdes. Aussi n’est-il plus question de beauté formelle ou de figuration tranquille. Sous les coups de butoir de sentiments trop puissants, le décor s’efface, les lignes se déforment et la vraie humanité s’affirme visuellement. La forme est le fond qui se dévoile et la route entre les atermoiements des personnages et notre propre conscience se fait sans détour. Le message vient à nous tout nu, cru, dans des images d’une puissance redoutable renforcée par l’utilisation de couleurs électriques, catalyseurs d’une transmission que Lulu Lin veut la plus foudroyante possible. Nous recevons le cadeau, le souffle coupé.
Pour notre dernier numéro « Minuscule », tu as dessiné une sorte de Sisyphe, aux prises avec un très gros problème mais qui peut paraître tout petit pour d’autres. Lorsque que tu dessines, à quel genre de problème fais-tu face qui pourrait sembler ridicule aux autres ?
La communication. La communication est un échange dynamique dans lequel les idées et les émotions voyagent dans les deux sens. Mais le concept d’empathie peut parfois être surestimé, être une illusion séduisante. En réalité, on ne peut jamais comprendre exactement ce que l’autre ressent ou la façon dont il voit les choses, parce chaque individu expérimente la vie différemment selon son environnement propre. Même si je connais les limites de ma compréhension et que je reconnais que ce que je pense est influencé par mes propres expériences, je m’attèle à tenter de dépeindre ces interactions, leurs expressions et les échanges qu’elles permettent.
Tu as une façon très personnelle de dessiner. Quelle parcours artistique t’as mené à ce style ? Quels artistes, d’aujourd’hui et d’hier, t’inspirent ?
Mon parcours artistique a été forgé par la combinaison d’expériences personnelles, les influences de nombreuses formes artistiques et le désir de communiquer des émotions complexes. En grandissant, j’ai toujours été intéressé par le pouvoir de narration de l’image et la façon dont l’art peut transmettre des émotions que les mots ne peuvent parfois même pas exprimer.
Je suis inspiré par beaucoup d’artistes, mais deux noms me viennent en tête : Louise Bourgeois et Satoshi Kon. Les recherches de Louise Bourgeois autour de la vulnérabilité et du subconscient ont profondément influencé mon travail. Ses œuvres brutes et sensibles résonnent en moi et me motivent pour explorer mes propres émotions.
Satoshi Kon, connu pour ses films animés, a aussi eu un gros impact sur mon travail artistique. Sa façon unique de brouiller les limites entre la réalité et le fantastique, associé à ses personnages complexes m’ont poussé à faire vivre mes images narrativement. J’admire la façon qu’il a d’utiliser les éléments visuels pour transmettre des émotions fortes et troubler les sens des spectateur·rices. C’est quelque chose à laquelle j’aimerais beaucoup parvenir dans mon travail.
L’un de tes motifs récurrents est le visage. Pourquoi cette fascination pour le visage et pourquoi passer son temps à les déformer ?
Les visages sont un medium très puissant pour exprimer une large palette d’émotions et de ressentis. Je les trouve fascinants parce qu’ils peuvent faire passer la joie, la tristesse, la colère et tout ce qu’il y a entre avec juste un tout petit changement dans l’expression. En les déformant, j’essaie de d’éloigner les spectateur·rices de la simple apparence physique pour les emmener au plus près des émotions qui se trouvent en-dessous. Cette approche encourage les regardeur·euses à s’immerger plus profondément dans les émotions et l’histoire que transmet le visuel et les invite à s’intéresser aux sentiments plutôt qu’aux standards de beauté conventionnels. Enfin, je souhaite explorer la complexité des émotions humaines et inciter à la réflexion, aux discussions, à travers ces représentations déformées.
L’utilisation des couleurs est aussi très frappante. Pourquoi utiliser des couleurs vives pour représenter la tristesse ? Comment ce contraste rend-il ton dessin plus puissant ?
Les couleurs vives portent l’idée que les émotions ne sont pas toujours monolithiques ; elles peuvent coexister d’une façon qui peut paraître paradoxale, à l’instar de la complexité de nos expériences. À travers mon travail, je souhaite faire passer le message que les émotions humaines sont plurielles et résistent bien souvent à la simple catégorisation.
Une question peut-être un peu plus pragmatique, mais quels outils utilises-tu ? Quel est le processus entre la première idée et le résultat final ?
J’utilise principalement Procreate sur iPad. Je commence par travailler un concept, qui servira de base à la future pièce. À partir de là, le process de colorisation découle naturellement, me permettant d’explorer différentes nuances et tonalités à l’instinct.
Est-ce que tu peux nous parler de trois projets dont tu es particulièrement fier ?
Je met toute mon âme dans chacun de mes projets et je les estime tous pour les leçons et l’expérience qu’ils m’ont apporté. C’est trop dur pour moi d’en choisir simplement trois.