Pour notre magazine Kiblind « Cover », Luca Schenardi a relevé l’exercice pas fastoche de dessiner un artwork à partir d’un morceau qu’on lui a envoyé. On en a profité pour lui poser plein de questions sur cette illustration, et toutes les autres aussi incroyables.
Valeureux détenteur d’un Swiss Design Award, Luca Schenardi n’est pas pour autant l’élève que vous retrouverez au premier rang. Grâce à sa maitrise ultime des textures et du dessin numérique, l’illustrateur helvète a su construire un univers reconnaissable en un coup d’oeil où psychédélisme et humour flirtent brillamment.
Biberonné à l’esthétique krautrock et glitch comme seuls les meilleurs groupes de rock et magnétoscopes SONY savaient les produire, Luca continue de faire vivre des images souvent trash, parfois vaporwave, toujours punk. Faiseur de pochettes expérimenté et chevronné, nous savions que Luca Schenardi serait le candidat idéal pour relever le défi proposé pour notre numéro « Cover » : réaliser un artwork à partir d’un morceau de la mixtape illustrée Kiblind.
Notre petit doigt nous avait dit que l’artiste suisse et le musicien Thx4Crying ferait la paire et on ne s’est pas trompés.
Bonjour Luca ! Pour notre numéro Cover, nous t’avons demandé de faire un exercice particulier : illustrer la chanson » ok <3 » de l’artiste français Thx4Crying. Comme elle est chantée en français, qu’est-ce que la musique t’a inspiré en dehors des paroles ?
La chanson sonne comme un hymne joyeux, comme une célébration de l’amour, mais qui se termine par la mort par passion. Le son de la chanson est complètement inoffensif, presque enfantin, un peu kitsch mais aussi très baroque d’une manière ludique et colorée – mais quand vous écoutez les paroles, ce côté un peu plus morbide se fait ressentir. Une base merveilleuse pour une illustration venant de moi !
Peux-tu nous parler de l’illustration que tu as réalisée ?
Je voulais créer ce moment de bascule. À première vue, l’image doit paraître « belle », agréablement invitante, profondément romantique et érotique. Une scène rêveuse et douce de passion absolue et de dévotion l’un pour l’autre. J’ai été inspiré par le tableau Summer du romantique allemand Caspar David Friedrich. Mais comme dans les paroles de la chanson et à l’époque du romantisme, la mort ne pouvait évidemment pas manquer. J’ai choisi une injection mutuelle et j’ai voulu créer un lien avec la drogue, celle de l’héroïne, qui représente aussi les attributs « amour inconditionnel » (avec la dépendance) et le jeu avec la mort.
Tu as déjà réalisé de nombreux artworks pour des groupes de musique auparavant. Qu’est-ce qui te plaît le plus dans cet exercice ?
La musique a toujours été la moitié de ma vie. Il y a des années, je jouais de la batterie dans deux groupes (Rap et rock psychédélique). Ces derniers temps, je traine un peu plus souvent dans notre salle de répétition pour expérimenter des chansons de rock psychédélique avec deux amis. Mais entre temps, la conception de pochettes de disques, de CD et de singles d’autres musiciens a pris le pas sur ma propre création musicale. Tenir dans mes mains un produit imprimé et que j’ai conçu ouvre cette deuxième dimension auditive d’une folie absolue. Pour moi, c’est encore plus satisfaisant qu’une illustration « muette » dans un magazine ou un journal. Plus la musique correspond à mes goûts, plus l’excitation est grande, bien sûr.
On parle principalement de pochettes de disques dans notre nouveau magazine. Y en a t’il une qui t’as marqué plus que les autres graphiquement ?
Si je dois en choisir une parmi une centaine, c’est le premier album de Black Sabbath intitulé Black Sabbath – sans hésitation. J’ai la chair de poule quand je pense à cet album. L’image de la femme mystique dans ce parc sauvage et solitaire a été un coup de foudre et a fortement influencé mon travail depuis le début.
Tes illustrations sont très reconnaissables grâce aux textures épaisses et aux jeux d’ombres que tu utilises. Comment as-tu développé ce style de dessin ?
Dans le passé, il y a eu une longue période dans ma carrière où j’ai fait des allers-retours entre l’art contemporain et l’illustration, ainsi qu’avec divers styles de dessin, de collage et de peinture. Je slalomais entre les disciplines et je n’ai jamais pu me décider sur ce que je voulais vraiment faire. Il y a trois ans, je me suis complètement retiré de l’art indépendant. Une décision très consciente. Depuis lors, je ne travaille pratiquement que sur commande et entièrement au dessin numérique. Actuellement, je suis incroyablement à l’aise avec le dessin numérique et je n’ai guère besoin d’utiliser d’autres styles. De temps en temps, cependant, le dessin à la main est aussi le bienvenu pour moi, pour changer de rythme : comme dans les collaborations de dessin avec ma partenaire Lina Müller (SUNPAL), pour les dessins de tatouage (commandes et pour moi-même) ou pour faire de simples croquis.
On retrouve aussi beaucoup d’influences des années 80 et 90 dans ton univers. Quelles sont les choses qui t’inspirent le plus dans ces décennies ?
Les pochettes de disques psychédéliques et de Krautrock, les collages de photos délirants, les pochettes de disques disco ou de VHS totalement trash, les polices de caractères déformées, le punk (déchirer et détruire pour créer quelque chose de nouveau). J’aime aussi l’esthétique des films policiers de cette époque. La légendaire et iconique émission allemande/suisse/autrichienne « Aktenzeichen xy unsolved » (que tous les enfants n’avaient pas le droit de regarder à l’époque, mais qu’ils regardaient quand même, à huis clos), dans laquelle des crimes non résolus étaient (très mal) reconstitués. J’en ai fait des centaines de captures d’écran à partir de YouTube. J’adore en parcourir quelques-unes avant de me lancer dans un projet.
Quel est le projet le plus fou que tu souhaites réaliser en illustration ?
Un livre épais en racontant mes expériences psychédéliques personnelles du passé et du présent. En ce moment, c’est juste difficile de trouver du temps pour mon propre travail. Mais une commande pour la couverture d’un album de l’un de mes artistes préférés serait absolument fou.
Peux-tu nous parler de trois projets que tu as réalisé et qui ont été particulièrement importants pour toi jusqu’à présent ?
1) En haut de ma liste se trouve la série de vinyles pour le label musical new-yorkais PatienceImpatience (électronique/kraut/ambient). Entre 2017 et 2022, j’ai eu le privilège de concevoir neuf pochettes de LP pour eux. Outre l’excellent réseau mondial du label – qui a donné lieu à diverses autres collaborations – il sort des artistes qui correspondent très bien à mes goûts musicaux et élargissent mon propre univers musical.
1Pochette pour PatienceImpatience Pochette pour PatienceImpatience Pochette pour PatienceImpatience
2) Pour ma technique, la série d’illustrations pour le Schausspielhaus de Zurich (La pièce « Am Königsweg d’Elfriede Jelinek », 2018) a été très importante pour moi. C’est l’une de mes premières pièces dessinées entièrement de façon numérique et je l’aime toujours beaucoup.
3) L’illustration que j’appelle « The Dusk » était une commande pour le journal événementiel zurichois Züritipp, elle a également été utilisée comme couverture de disque pour le groupe Groop de LA et elle a été le visuel clé lorsque j’ai gagné mon premier Swiss Design Award (2021).
notre atelier lyonnais et dans notre boutique au 104 à Paris