La liberté de narration et les personnages « cartoonesques » d’Henri Crabières nous ont tapé dans les mirettes, alors on n’a pas hésité bien longtemps avant de lui proposer de créer une illustration pour notre magazine « Monstres ». Et puis, on en a bien sûr profité pour lui poser des questions sur sa pratique et ses projets.
Les personnages hybrides « patatoïdes » d’ Henri Crabières ont des proportions volontairement exagérées, et c’est bien pour ça qu’on les aime autant. La recherche artistique peut parfois être longue, la réflexion est grande, le trait est précis, souvent léger, souple et ultra spontané. Avec cette recette narrative et graphique bien rodée, le jeune artiste parisien nous embarque en un instant dans un monde qu’il a façonné de ses mains. Un monde dans lequel on se sent étrangement bien et qui mérite toute notre attention.
Pour notre numéro « Monstres », nous avons confié une page blanche à l’illustrateur diplômé de l’ENSAD Paris, qui a su la remplir avec brio. Des attitudes illustrées avec finesse, un personnage central mi humain, mi créature, dans un monde oscillant entre réel et fictif : ça ne fait aucun doute, la patte d’Henri Crabières est bien là. Sautant sur l’occasion, on lui a posé quelques questions sur ce qui l’anime.
Salut Henri. Pour notre magazine Kiblind « Monstres », tu as choisi de dessiner un personnage humain qui semble avoir ses propres démons. Peux-tu nous en parler plus en détails ?
Hey. Je me suis fait cambrioler et depuis je fais des terreurs nocturnes. J’ouvre les yeux au milieu de la nuit et je vois une présence qui disparait presque aussitôt. L’idée avec ce dessin est de représenter le moment juste avant l’éveil où l’imagination dépasse la réalité. J’ai composé cette image un peu de la même manière que Le Cauchemar de Füssli, mais en dessin.
Quelle est ta définition du monstre ?
Je vois le monstre de manière littérale, une créature voyageant de monde en monde. Dans le dessin que j’aime, le style « cartoonesque » permet de créer une frontière floue entre humain et créature. J’aime bien jouer avec ça. Sinon la figure du diable est quand même incroyablement classe. J’aime sa représentation très classique comme je l’ai fait dans l’illustration pour Kiblind. Ça crée directement une ambiance dramatique et on comprend de qui il s’agit : le roi des monstres. J’adore aussi comment Shigeru mizuki en parle. Dans Nonnonbâ par exemple, la grand mère explique que les yokais se cachent derrière des choses bien réelles. Les monstres sont souvent invisibles mais il faut savoir les décrypter à travers les signes qui nous entourent.
Tu sembles aimer alterner le dessin au crayon, à l’encre de chine et le dessin digital. Comment privilégies-tu un outil plutôt qu’un autre ?
En fait, les outils que j’utilise dépendent de ma manière de construire une image. En ce moment mon processus est souvent le même et il me convient bien. D’abord, je dessine spontanément dans un carnet, au stylo ou au feutre. Je cherche le design de mes personnages et la place qu’ils vont prendre dans le cadre qu’ils occupent. Ensuite une fois que la composition me plaît, je la mets en scène au crayon de papier sur une feuille d’imprimante. J’essaie de placer mes personnages au bon endroit. Ils ont souvent une forme « patatoïde » sans visage mais l’attitude doit être juste. L’idée est de ne pas tout représenter mais laisser beaucoup de liberté au moment de l’encrage afin de trouver une énergie proche du premier jet. Après, avec une table lumineuse, j’encre à la plume sur une feuille propre en me laissant la possibilité de modifier certaines choses. Enfin quand je suis satisfait de mon image, je fais mes couleurs avec Clip Studio Paint, un logiciel qui permet de faire des trames très facilement. J’aime bien les aplats de couleurs et les trames, comme les utilisent par exemple Tezuka ou encore Fletcher Hanks.
On retrouve des personnages très diversifiés dans tes dessins. Quels sont ceux que tu prend le plus de plaisir à dessiner : les humains, ou les créatures ?
Je dirais que j’aime représenter des humains avec une narration qui justifie l’apparition de monstres. Comme je le disais plus haut, j’adore la possibilité qu’offre le dessin d’être flou dans sa représentation du réel. En revanche, j’essaie de faire attention à ne pas tomber dans une forme de gratuité et mettre toutes les représentations de personnages au même niveau. Par exemple, j’aime dessiner mes humains avec des caractéristiques physiques exagérées. Alors quand je représente un monstre, je dois aller encore plus loin dans l’hyperbole pour qu’il n’y ai pas de doute entre le monde magique et réel.
Pour la première fois Barbe nul se fait vaincre ! est un fanzine que tu as réalisé à quatre mains avec ta nièce. Comment s’est passé cette collaboration inédite ?
C’est une histoire qu’on a composé tous les deux dans un trajet en voiture. On l’a d’abord raconté à haute voix puis dessiné une fois arrivés à la maison. Je voulais lui montrer à quel point le dessin permet de mettre en place une narration avec des moyens simples et accessibles. En plus, elle dessine super bien et a des idées de design de personnages incroyables. Pour la composition des images, je la dirigeais un peu mais c’était presque du 50/50. J’ai cru avoir déclenché une passion immuable chez elle mais malheureusement elle ne veut pas faire de tome 2…
As-tu d’autres projets de fanzines / BD en cours ?
Oui. Normalement la BD Chausse-Trape, que j’ai réalisée durant mon diplôme aux Arts Décos, sera édité en 2023. C’est un gros projet qui m’a pris beaucoup de temps et je suis super heureux que les gens qui s’intéressent à mon travail puissent la lire. Sinon, je travaille actuellement une BD sur mon frère et son amoureux. Ça me prend beaucoup de temps aussi et j’ai hâte de pouvoir partager tout ça !
Peux-tu nous citer 3 projets qui ont été marquants pour toi et nous dire pourquoi ?
Je dirais d’abord mon projet de diplôme parce que la réalisation de cette BD m’a appris beaucoup de choses. Passer un an entier sur un projet est une vraie aventure. Je me suis rendu compte à quel point j’adorais le dessin malgré les moments épuisants. Et surtout à quel point je trouve que la BD est un médium incroyablement génial, qui donne sens aux formes que l’on met en place, avec un vocabulaire unique, très différent des autres arts narratifs. C’est à mon sens le moyen d’expression parfait pour le dessinateur.
Ensuite, j’ai adoré faire ce fanzine avec ma petite nièce. Déjà parce que c’était un moment complice qui nous a beaucoup rapprochés. Elle m’a surtout tellement impressionné par son imagination et sa spontanéité. Elle dessine super bien pour son âge, et c’était très émouvant de voir qu’on peut faire de la bande dessinée aussi jeune sans que ce soit un enfantillage.
Enfin, la bande dessinée sur laquelle je travaille actuellement Hubert et Alexis (mon frère et son amoureux) m’oblige à me rendre plus lisible, moins bavard dans mes formes. J’ai la sensation que la force de la BD est aussi de créer de la variation dans son dessin. Alors j’essaie d’être expansif dans mes formes quand la narration l’autorise, mais surtout de me concentrer sur la lisibilité de l’action. L’histoire prenant place dans un environnement plus réaliste, je ne peux pas me permettre de créer du « magique » gratuitement.