Les Gens du Mag : Anne-Cécile Bonnet

Tout comme une enveloppe bourrée de flouze, les illustrations subtiles et oniriques d’Anne-Cécile Bonnet sont toujours les bienvenues.  On a papoté tune, projets et bien sûr dessin avec l’illustratrice.

Une illustration, voilà une chose qui pourrait sembler bien banale tant elle est partout, tout le temps, utilisée à des fins diverses et variées. Pourtant, pour Anne-Cécile Bonnet, l’image, au même titre que le mot, « peut changer le monde ». Consciente du super pouvoir qu’un crayon donne à celui qui sait l’utiliser, l’illustratrice dessine et surtout, raconte. Avec des compositions servant d’écrin au récit, ses illustrations à l’aquarelle dépeignent scènes d’une banalité poétique et histoires fantasmées.

Débarqués d’un monde où l’élégance est loi, ses personnages, eux, nous donnent envie de les suivre d’illustrations en illustrations pour ne plus jamais les lâcher. Pour notre numéro « Cash », nous avons demandé à celle qui jongle entre son travail d’éducatrice spécialisée et celui d’illustratrice de dessiner ce que lui inspirait le thème. Avant qu’elle ne devienne ultra riche et qu’elle aille s’exiler dans l’Aveyron avec un wifi douteux, on lui a posé quelques questions.

Illustration « si j’étais riche » de Anne-Cécile Bonnet pour Kiblind « Cash »

Salut Anne-Cécile ! Pour Kiblind « Cash », tu as décidé d’illustrer l’histoire d’une mystérieuse donatrice. Et toi alors, si tu recevais une enveloppe remplie de billets, tu en ferais quoi ? 

J’hésite entre une maison dans l’Aveyron pour un changement de vie radical, un voyage au Japon pour réaliser de vieux rêves, ou un autre dans les Fjords pour voir des orques et des aurores boréales (à faire absolument avant de mourir selon moi). Peut-être les trois si l’enveloppe le permet ou faute de changement radical, juste de belles chaussures un peu chères et du matériel pour créer, s’il n’y a que quelques billets!

Pour les illustrateur.rice.s, la notion de « cash » a une résonance toute particulière. Nous avons d’ailleurs consacré un article du magazine au sujet du statut et de la rémunération des illustrateur.rice.s. Quel est ton point de vue et ton ressenti sur ce vaste sujet, et sur son application en France ? 

C’est un sujet qui touche hélas de nombreux domaines. En parallèle de l’illustration, je travaille dans un monde où les professionnels sont malheureusement tout aussi sous-payés. J’ai grandi dans une famille où vivre de « l’art » relève de l’utopie. Je suis éducatrice spécialisée (par choix et parce que pour mes proches c’était un « vrai » métier) dans une asso où on accompagne des personnes en situation de prostitution. La question du « cash » est là encore prédominante, mais aussi celle du « manque », celle de la « précarité ». Ce sont des thèmes qui résonnent fort en moi. D’abord parce que de façon générale, je déplore la manière dont nos richesses sont réparties (oui malgré les belles chaussures un peu chères et le voyage au Japon… on a tous nos contradictions !) et suis désolée de constater que les métiers les plus « utiles » ou à portée « humaine » sont loin d’être les plus valorisés. Il y a un vrai parallèle entre les deux domaines dans lesquels j’exerce. Ils demandent patience, sensibilité, engagement… et moins : capacité à se « vendre », à « faire des sous ». Je pense qu’on peut changer le monde avec des mots ou des dessins et que dans l’idéal, c’est ça qui devrait « payer ».

Mon travail d’éducatrice spécialisée me permet un revenu fixe, si menu soit-il, et l’illustration me permet principalement de créer sans frais. Il arrive que les gens me demandent pourquoi je n’opère pas de bascule pour m’y consacrer entièrement. Une partie de la réponse réside dans le risque financier que cela représente, l’autre dans le fait que je crée la plupart du temps pour moi et que bien que les créneaux soient limités par mon autre job, j’ai pas mal de liberté. Celle de choisir les projets auxquels j’ai vraiment envie de participer ou de faire ce que j’aime sans me demander combien ça pourrait ou devrait me « rapporter ». C’est ça mon « luxe ». 

Tu fais partie du collectif Bleu contre jaune qui prône l’échange de dessins entre artistes. Peux-tu nous en dire un peu plus ? 

Bleu contre Jaune est né de ma rencontre avec Cécile Mirande Broucas et Ève Lippa. Après quelques échanges furtifs sur Instagram (« vitrine » qui nourrit bien des illusions comme vous l’écrivez si justement dans votre article, mais qui a le mérite de mettre en relation des personnes qui ailleurs ne se rencontreraient peut-être jamais), on se lance dans l’idée un peu folle de contacter deux illustratrices qu’on adore toutes les trois (Fanny Monier et Emma Valleran) et de leur proposer une session d’échanges. Les règles sont simples, chacune dessinera pour les quatre autres et recevra en retour quatre illustrations. Pas de thème commun, on se passe toutes commande comme on fait son marché. La machine est lancée !

C’est un projet que j’adore, en partie parce qu’il ne rapporte rien en terme financier mais apporte beaucoup sur le plan de la rencontre et de la créativité. D’abord c’est un plaisir, comme d’autres jouent au foot, font un karaoké (les trois n’étant pas incompatibles) … et ensuite c’est un moyen de créer pour quelqu’un dont on admire le travail et de recevoir une illustration en retour, que l’on pourra soigneusement garder et regarder. C’est un passe-temps que je trouve très « noble » et précieux ! Il est prétexte à discuter de ce que l’on aime, à se faire des retours sur nos travaux. C’est assez valorisant quand on peine à joindre les deux bouts ou quand on manque de cette fameuse « visibilité ». 

Tu utilises l’aquarelle dans tes dessins récents. Quelles sont, selon toi, les avantages offerts par cette technique par rapport à une autre ? 

J’ai longtemps utilisé l’acrylique. J’ai toujours aimé peindre plus que le reste et elle me permettait des aplats bien homogènes, des lignes bien nettes et des contours très « propres », une immédiateté aussi. L’ennui, c’est que je me sentais un peu « enfermée ». C’était comme nager paisiblement dans une eau à 30 degrés et avoir envie d’essayer le ski nautique ! Je trouve l’aquarelle plus indomptable, son rendu plus aléatoire (sûrement aussi parce que je n’en ai pas la maîtrise) et j’aime les nuances que peut apporter sa transparence, l’inattendu aussi. Elle oblige à une concentration différente et peut-être me permet-elle de me focaliser davantage sur le dessin et ce qu’il veut exprimer ; je suis par exemple bien moins prise par la création des couleurs, que je mélangeais longuement avec l’acrylique, dans la recherche de teintes « parfaites ». Je trouve que l’aquarelle m’oblige à un lâcher prise, offre un rendu plus contrasté, du « doute » mais avec légèreté ! 

Tes récentes illustrations ont des compostions très intéressantes, se rapprochant plus de planches de BD que de simples images. Est-ce un moyen pour toi de démultiplier les émotions que tu as envie de faire passer ? 

Oui, en partie ! J’ai longtemps été dans une recherche de simplicité dans les formes représentées (sûrement par manque de temps, de technique…), multipliant les projets et supports (textile, céramique…) ; quand on s’exécute vite, on peut s’exécuter plus. C’est très satisfaisant si on ne s’éparpille pas et parvient à échapper à la tentation de la course aux posts. Ça n’a pas toujours été mon cas. Là, j’ai envie de prendre le temps de m’écouter et de raconter des histoires, quitte à ne rien faire si je n’ai rien à dire. Je remplis plus mes feuilles mais bizarrement je vis mieux aussi les périodes de vide. Le fait de multiplier les cases me rapproche du récit et de la narration, dans une recherche de sens ou simple expression d’un état, d’un moment… J’ai le sentiment d’y mettre davantage de « moi » tout en gardant mes réflexes fainéants. Le format me permet de détailler « rapidement ». Je passe pas mal de temps sur chaque planche mais en aillant le sentiment d’avoir fini à chaque case achevée. C’est bon pour mon impatience ! J’écris davantage aussi et pour progresser j’ai besoin de ne rien faire ou de faire avec plus d’exigences, d’application. Qui sait, peut-être que de cette manière je trouverai une histoire à raconter qui mérite encore plus de cases et de pages !

Peux-tu nous citer 3 projets qui ont été particulièrement marquants pour toi et nous dire pourquoi ?- 

Je pense d’abord aux « Grands Yeux » pour lequel je réalise chaque année l’affiche. C’est un festival de documentaire pour les petits et grands enfants. J’aime l’idée de participer à un projet jeune public et d’autant plus lorsqu’il revêt une dimension éducative et est porteur de valeurs pédagogiques que je défends. J’avoue aussi que j’adore faire des affiches et qu’il y a un côté un peu mégalo à les imaginer présentes dans ma ville. J’ai eu une période graffiti qui a débuté quand j’étais adolescente (j’étais plus « terrains » et sessions en ville que bords de voies rapides ou dépôts de trains hein) et voir mes illustrations sur des murs me procure un plaisir un peu nostalgique. 

Ensuite il y a « Futur Simple ». C’est un projet en construction, que je mène avec une amie qui est docteure en Sciences Humaines. L’idée c’est de proposer à des personnes (adultes et enfants) accompagnées par des établissements et associations des secteurs social et médico-social de prendre part à des aventures artistiques pour qu’elles puissent y développer leurs compétences créatives, retrouver un pouvoir d’agir sur elles mêmes et leur environnement. Un projet qui allie éducation populaire, monde des arts, de l’édition et recherche! Pour l’heure, je me suis occupée de l’identité visuelle pour que l’on puisse répondre à différents appels à projets. C’est rare que je crée pour cet enjeu particulier! 

Pour finir, un projet plus personnel. Celui entamé avec une série de Haïkus que j’ai écrits et illustrés.  C’est les premières planches un peu « BD » que j’ai faites et surtout, j’ai adoré l’exercice écrit et la contrainte qu’il m’imposait au moment du passage au dessin. J’ai fait des tonnes de listes de mots, certains pour leur son, leur symbolique ou par envie de les dessiner. J’ai mis mon cerveau en mode « ouverture au monde » et le temps que ça a duré, ça a un peu transformé ma manière de vivre les choses et de les ressentir. Je pensais en vers de cinq et de sept syllabes, en images peintes aussi. C’était un peu obsessionnel, gargarisant puis j’ai découvert la page insta de Christophe Castaner, lui aussi friand de poésie nippone et ça a quelque peu freiner mon élan !

ANNE-CÉCILE BONNET // KIBLIND CASH

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