Le dernier album du boss de Stroboscopic Artefacts, Churches, Schools and Guns est super. Alors, on a decidé que tailler une bavette avec Lucy ne serait pas du temps perdu. Nous avons ouvert notre application estonienne préférée et lui avons posé quelques questions.
Kiblind : 4 ans séparent ton précédent album, Wordplay for working bees, de Churches, Schools and Guns, sorti il y a un mois. Qu’est-ce qui t’a poussé à faire ce nouvel album ? Comment as-tu abordé la construction de ce nouvel album ?
Lucy : En fait, dans Churches, Schools and Guns, il y a des sons qui avaient déjà été réalisés au moment de Wordplay... Je travaille en permanence dans un grand environnement de sons, je suis en perpétuel work in progress. Et il arrive un moment où, dans cette énorme masse de sons, des parties commencent à résonner entre elles. À ce moment là, je comprends qu’il faut que je me concentre sur quelque chose de fini, d’écoutable. Je commence alors à recouper ces différentes parties, à structurer les morceaux et à construire ce qui va devenir un album. C’est comme ça que ça se passe dans mon studio. Je ne me dis pas à un moment « tiens, il faut que je fasse un album, je vais rentrer en studio et dans deux mois ce sera fini ». C’est plus que de cette grosse palette de sons toujours en mouvement dans laquelle je travaille, à un moment donné je fais un résumé.
Kiblind : Pourtant, l’album est très homogène, comment as-tu réussi à donner une cohérence à Churches… alors que certains de tes sons ont plus de 4 ans ?
Lucy : C’est parce que dans mes productions, plus que les sons, c’est la façon dont je les traite qui est importante. C’est plus la post-production qui est importante que la création du son en lui-même. Les mêmes sons peuvent sonner de façon complètement différente selon la post-production. Mon approche de la techno est assez dub dans ma façon de faire, au sens roots du terme. J’utilise les mêmes techniques que Lee Perry, des techniques qui font vibrer l’espace derrière les sons. Il y a aussi une grosse influence du Krautrock dans ma musique. Pas forcément dans les sonorités mais dans l’espace du son, dans ce qui l’entoure. Par exemple, les hi-hat que j’aime mettre dans mes productions, ce que j’aime c’est le delay, la reverb que je leur applique. Je mets l’accent sur ça quitte à mettre dans l’ombre le son lui-même. C’est l’atmosphère qui m’intéresse.
Kiblind : C’est cet aspect architectural du son que tu revendiques?
Lucy : Oui, oui, tout à fait. Encore une fois, c’est pas l’élément individuel, mais ce qu’il y a autour de lui. Ce qui fait d’un élément particulier un truc réel. Un son digital, c’est plat, c’est complètement plat. Et après, tu as d’autres paramètres qui essaient d’imiter ce qui se passe dans la vie réelle. Par exemple, le bruit d’une chaise que tu tires, c’est pas le bruit de la chaise elle-même que tu entends, mais le bruit dans un espace précis. C’est cet espace que j’essaie de rendre autour du son. Kiblind : Outre l’architecture, on sent aussi l’influence de la philosophie, de la spiritualité, de la littérature dans ta musique. Comme parviens-tu à rendre tout ça dans ta musique ? Est-ce que tu penses que la musique est le meilleur média pour combiner ces différents éléments ? Lucy : C’est pas un effort pour moi. C’est parce quelque chose que j’essaie à tout prix de mettre ensemble. Ce sont des choses qui sont assez présentes dans ma vie, ce sont des influences quotidiennes. Donc, quand tu es dans ton studio et que tu commences à créer, c’est ce que tu as l’intérieur de toi qui ressort. Donc, c’est pas un effort, c’est naturel, c’est comme ça que ça sort. Pour répondre à la deuxième question, je pense pas que la musique soit le meilleur moyen pour rendre ça. C’est juste probablement le meilleur pour moi, le langage avec lequel je suis le plus à l’aise.
Kiblind : Tu dis que c’est naturel, mais pourtant, quand on voit le titre du morceau « The Self as another » (« Je est un autre », Rimbaud, tout ça, ndlr), on se dit qu’il y a quelque chose de conscient, de choisi ?
Lucy : Oui, c’est clair. C’est conscient. Je ne voulais pas dire que c’était inconscient. Il y a une partie consciente et une partie inconsciente. C’est juste que j’utilise ces thématiques, ces influences comme des stimuli pour me mettre dans une humeur, dans un état mental qui me rend très productif pour créer de la musique. Parfois, ça peut être un bouquin particulier, une réflexion particulière qui me met dans cet état créatif assez particulier. C’est un état assez indescriptible d’ailleurs, mais quand je l’atteint, il faut que j’aille au studio créer de la musique.
Kiblind : Pour revenir à ton album, j’ai eu l’impression que c’était une ode à l’ambivalence, à l’entre-deux, et ce dès le titre qui rassemble l’école, l’église et les armes. Mais le son aussi est entre l’organique et l’industrielle. Est-ce que tu as cherché cette troisième voie ?
Lucy : Oui, je vois très bien ce que tu veux dire. Pour moi, les plus beaux fruits de la créativité ont nés du paradoxe et de la contradiction. Ce que j’ai voulu faire avec le titre, c’est mettre deux mots qui sont habituellement connotés positivement avec un troisième mot qui rebalance l’équilibre. Ça peut sembler contradictoire, mais ça fait du sens à la fois de les lire ensemble. Parce que les trois sont fondateurs de notre société, tu ne peux pas les séparer les uns des autres. Et c’est ce genre de paradoxe que j’ai essayé de traduire en son. Il y a ce côté mélodique, bâti, et en même temps il y a aussi des sons très brutaux. Et pourtant, pour moi, ça sonne de façon très harmonique. C’est ce que j’ai voulu affirmer sur cet album.
Kiblind : Il y a aussi quelque chose de politique dans ce titre, est-ce que tu fais de la musique à caractère politique ?
Lucy : J’aime pas la définir comme un message politique. C’est un message humain, un peu plus que politique. Je ne sais pas si ma musique peut aider. Mais ce que j’essaie de faire, mon engagement, c’est au moins de créer un sens critique. J’essaie de stimuler, chez l’auditeur, toute une série d’effets, de pensées qui sont habituellement endormis chez l’auditeur. J’utilise les techniques de la psycho-acoustique pour que ton système cognitif réponde. Par exemple, je créé des espaces que dans la réalité quotidienne, tu n’as pas, des rooms qui sont impossibles dans la réalité. Ça, ça réveille tout un système de perceptions qui normalement est endormi. De tout ça naît une réaction en chaîne dans ton cerveau. Je ne suis pas pour les révolutions et tout ces grands mots, mais plus pour une révolution intérieure et personnelle. J’espère, en tout cas, arriver à ça avec ma musique.
Kiblind : Ton album a été masterisé par Dadub, est-ce que tu peux nous parler de ce qui doit être une véritable collaboration, tant tes attentes sur le travail du son sont grandes ?
Lucy : C’est une vraie collaboration. Complètement. Ils étaient là dès le premier jour de la vie de Stroboscopic, mon label. Et même pour moi, même personnellement, ils me suivent depuis cinq ans, ils connaissent ma façon de travailler. Je ne confierai jamais aux mains de quelqu’un d’autre la post-production de mon album. Parce que la post-production n’a rien d’innocent. Il y a beaucoup de caractéristiques de l’album qui naissent de la post-production. On appelle ça la « creative post-production ». Tu sens très bien la touche du mastering sur l’album. Quand on le prend comme ça, l’album est une collaboration. Une partie de l’album, c’est eux qui l’ont fait. Si il est tel que tu l’écoutes, c’est aussi grâce à eux. C’est un vrai travail côte à côte, toujours ensemble. On décidait ensemble comment et sur quoi mettre l’accent au niveau sonore. Ça peut tout changer. Et c’est même pas simplement pour moi, mais le son Stroboscopic, c’est eux. Si les disques que nous sortons ont un son si particulier, c’est parce que ce sont les Dadub qui le font sonner comme une sortie Stroboscopic. C’est toujours les mêmes quatre mains qui bossent sur les sorties, c’est Daniele et Giovanni, c’est Dadub.
Kiblind : Puisqu’on parle de Stroboscopic, est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi tu as décidé de créer ton propre label ? Pourquoi n’as-tu pas signé sur celui d’un autre ? C’est justement ce projet collectif, cette sorte de plateforme collaborative qui te faisait envie ?
Lucy : Oui, exactement, c’est ça. Je faisais du son, de la musique depuis un moment, et puis je me suis senti perdu. Il n’y avait plus de contrôle sur ce que je faisais. Quand je dis « contrôle », c’est pas le côté administratif des choses. C’est que je me suis rendu compte que mon produit artistique c’était juste la moitié du travail. Si je ne faisais pas attention à comment ça sortait, dans quel cadre ça sortait, ça pouvait complètement se perdre. Un label c’est comme une présentation de ton travail, une introduction. Une sorte de mise en bouche sur ce que tu vas écouter. Tes oreilles se conditionnent selon le label. C’est pour ça que j’ai voulu créer mon label, cette plateforme collaborative qui regrouperait que des belles têtes (rires). Et tous ces gens-là sont des gens qui veulent affirmer des choses dans le monde de la techno. Ce sont des gens sincères, originaux. Le label nous a permis d’être sincères, libre, sans avoir trop de compromis à faire.
Kiblind : En parlant de collaboration, tu as récemment réalisé un album avec Speedy J (Zeitgeber) et un EP avec Silent Servant (History Survivors). À quel point ces collaborations ont-elles influé ta façon de faire de la musique ?
Lucy : Ces collaborations sont très très très importantes. Ce n’est pas quelque chose que je fais très souvent, de travailler avec d’autres artistes. Mais quand ça arrive, il y a une raison. Ça veut dire que j’ai besoin de sortir de mon espace personnel, que j’ai besoin d’un nouveau défi, peut-être même que j’ai besoin de limites dans mon espace. C’est un exercice de style. Dans les deux cas, ça a vraiment été productif pour moi. Premièrement, parce que tu apprends beaucoup de choses au contact des autres et deuxièmement parce que ça te fait l’effet d’une douche froide dans l’incessant bouillonnement créatif de ton esprit. De regarder le timing de quelqu’un, la façon dont il structure temporellement sa création, la façon dont il synchronise sa production, c’est très enrichissant. C’est pour ça que le projet avec Speedy J s’appelle Zeitgeber, ça veut « donneur de temps ». Ces collaborations te permettent même de te concentrer vraiment bien sur toi-même, après. Ça t’évite de tomber dans une boucle.
Kiblind : Comment, en live, arrives-tu à retranscrire ta musique qui est une musique très immersive, très introspective, qui invite l’auditeur à se recentrer sur soi ? Tout le contraire d’un live finalement…
Lucy : C’est précisément la raison pour laquelle je ne veux pas présenter l’album en live. Je fais des DJ Set. Si tu veux écouter l’album, tu as le LP. Ce que je joue c’est une sorte de traduction de l’album dans un contexte différent. Je ne suis plus dans mon studio, je n’ai plus les mêmes influences, c’est vraiment complètement différent. J’essaie juste de retranscrire mes humeurs du studio tout en prenant en compte le fait que je suis en public et que ce public n’a pas du tout les mêmes attentes que quand il écoute mon album. C’est pour ça que je suis très heureux de faire des DJ sets. C’est une manière assez flexible de faire cette traduction.
Kiblind : Dernière question, quelle est la suite pour toi, niveau sortie, concerts, etc.?
Lucy : Niveau sortie, je vais un peu me calmer. Il faut que je digère moi-même cet album avant de faire quelque chose d’autre. Surtout que, là, je suis très concentré sur ma tournée. Je tourne beaucoup en ce moment et ça prend énormément d’énergie créative. Donc, je pense que bientôt, je vais m’y remettre, mais pas tout de suite. Il faut aussi que je bosse un peu sur le label qui va fêter ses cinq ans. Voilà où j’en suis aujourd’hui.
Kiblind : Merci beaucoup !
Lucy, Churches, Schools and Guns est sorti le 19.02 chez Stroboscopic Artefacts. Il faut l’acheter ici.