Pour notre deuxième soirée aux Trans Musicales de Rennes, nous avons eu la chance de pénétrer dans un closing à l’allure d’énorme messe disco house où l’autel était une gigantesque bouche gonflable de 10 mètres de long et où les hommes de foi avaient troqué leurs aubes pour des tenues à plumes et des plateformes de 10 cm. Au milieu de ce rassemblement céleste qui a convaincu même les non initiés passés là par hasard, le majestueux maitre de cérémonie : Kiddy Smile.
Quelques heures avant cela, ce dernier, de son vrai nom Pierre Hache, nous a offert quelques minutes de son précieux temps. Cheveux verdoyants et sourire rayonnant, le producteur house / chanteur / danseur / queer revendiqué / membre actif de la scène voguing parisienne nous parle de sa rencontre avec la musique house, nous éduque sur les théories identitaires et nous raconte comment le voguing est venu à lui. Quelques minutes d’échange que l’on aurait aimé changer en heures.
Kiblind : Salut Pierre ! Commençons tout d’abord par évoquer ta découverte de la musique house. Tu dis souvent que la première musique qui t’a vraiment inspiré est « Les Princes de la Ville » de 113 produite par DJ Mehdi, qu’est-ce qu’elle évoque pour toi ?
Kiddy Smile : Pour être plus précis, c’est la première fois que j’ai entendu des sonorités électroniques qui m’ont parlé, qui m’ont vraiment touché. Il y avait déjà la musique électronique avant ça, il y avait « Pump Up The Jam » de Technotronic qui en faisait partie par exemple, qui n’est pas galvaudé même si on a beaucoup entendu ce truc là. Ça ne m’a pas touché de la façon dont la musique de DJ Mehdi m’a touché parce qu’il y avait une dimension sociale dans sa musique qui me disait qu’il n’y avait pas d’élitisme. Parce que la musique électronique, c’est très élitiste surtout à l’époque de 113 : il faut des moyens, un ordinateur, des machines… Plein de choses difficilement accessibles pour les gens qui viennent d’un milieu défavorisé comme le mien.
Kiblind : Donc avec 113 et Dj Medhi, la house se propage dans les quartiers plus populaires et touche un autre type de personnes.
Kiddy Smile : Exactement. Et le fait que cette musique ait été créée par quelqu’un qui a plus ou moins eu un quotidien similaire au mien, c’est ça qui m’a interpellé.
Mais les premières chansons de house music qui m’ont vraiment obsédé, il y en a deux que j’ai connu en décalé. La première, c’est « Get Get Down » de Paul Johnson. Celle-là m’a obsédé pour une raison que j’ai découvert il y a pas si longtemps : « Get Get Down », c’est en fait un sample d’une chanson de Bohannon, un producteur disco que ma mère adorait. La deuxième chanson vraiment entêtante, que j’ai écouté pendant 6 ans, c’est « You’re Are My High » de Demon. Elle est tellement envoutante et la production est tellement géniale. Pour moi, c’est une des seules chansons qui vaillent la peine de faire partie de la French Touch. Quand j’ai commencé à m’intéresser à la house music, je suis plus allé du côté de Paul Johnson, de là j’en suis arrivé à Frankie Knuckles qui est la personne qui a nommé la musique house, « house music ». Il jouait ça dans un club qui s’appelait « Warehouse », c’est devenu « we’re house » puis simplement « house ». C’est d’ailleurs quelqu’un que j’ai rencontré juste avant qu’il meurt et qui m’a offert une housse pour mon casque qu’on m’a volé, je suppliais tout le monde en disant « prenez le casque, mais rendez la housse ! ». Je ne l’ai jamais récupéré, j’étais hyper dégouté.
Kiblind : On compatit à ta peine…. Avant d’être producteur de house, tu es un danseur hip hop et voguing, quelle est la première danse que tu as découvert?
Kiddy Smile : Le hip hop d’abord ! J’ai été initié parce que je vivais dans un quartier un peu sensible, à Rambouillet. On trainait beaucoup en bas des bâtiments et on avait un animateur de quartier qui nous a dit : « je vais vous mettre à la danse » et donc on s’est mis à la danse. Tous les gars du quartier ont lâché l’affaire et moi j’ai pas lâché parce qu’il y avait une fille qui était avec moi au collège et qui me disait : « tu y arriveras jamais, c’est trop dur ». C’est le meilleur moyen de me faire rester quelque part. Donc ils ont tous abandonné et moi je suis resté. Quand je suis arrivé là bas, je leur ai dis : « moi, tout ce que Michael Jackson fait, eh ben, je ne vais pas le faire mais je ferai tout le reste ». Du coup, j’ai fait une discipline qui s’appelle le locking qui se danse sur de la musique funk et qui est une danse des années 70, basée sur des gestes de la vie quotidienne, très arrêtés. C’est une danse très méconnue mais super et ça fait partie de la danse hip hop.
Kiblind : C’est ensuite ta rencontre avec Lasseindra Ninja, la danseuse emblématique du voguing en France, qui a été déterminante dans ta découverte de cette scène ?
Kiddy Smile : Oui, j’ai rencontré Lasseindra Ninja et Stéphane Mizrahi. Je ne suis pas tout de suite arrivé dedans en tant que danseur mais plus en tant que soutien logistique parce que j’avais déjà commencé à faire de la musique donc j’étais déjà en train de mixer, de faire des résidences et eux avaient besoin d’un espace pour organiser leurs évènements. Donc Lasseindra est venue me voir en me disant : « j’ai besoin de ton aide ». Je leur ai proposé gentiment de venir avant un de mes évènements et d’utiliser l’espace pour faire un cours de voguing. Moi, je n’en avais jamais vu, je savais ce qu’était le voguing mais je ne connaissais pas toute la culture autour, pendant toutes ces années.
Kiblind : Le voguing et la house sont indissociables, quelle en est la raison selon toi ?
Kiddy Smile : Je ne saurais pas t’expliquer pourquoi le voguing se danse spécialement sur de la house. C’est parce que c’est une danse de club qui a émergé dans les années 90 et c’était la musique qu’il y avait dans les clubs à ce moment là, c’était l’émergence de la musique électronique. Peut-être que si c’était né par exemple en Afrique dans les années 60, on danserait le voguing sur un autre type de musique. Il y a eu ce mouvement à New York aussi – qui est la maison de la musique house, après Chicago et Detroit – les clubs ont du fermer à cause des grandes razzias de tous les dealers de drogue (et autres) et ils ont été déplacés à New-York ou en métropole, ce qui a contribué aussi à la propagation de cette danse.
Kiblind : Le mouvement, qui était à la base plutôt confidentiel, est de plus en plus médiatisé ces dernières années, notamment avec les ballrooms qui se multiplient à Paris et les nombreux documentaires et films sur le sujet. Qu’est-ce que tu penses de ça ?
Kiddy Smile : Je ne peux pas trop critiquer ça sachant que j’ai pas mal contribué à sa médiatisation mais je pense que c’est bien que les gens soient au courant du message porté et de la représentation, en terme de panels, en terme de gens de couleur. C’est une représentation très diverse de ce que c’est que d’être queer et de couleur. En France, il n’y en a pas beaucoup donc c’est bien de mettre la lumière sur quelque chose qui peut sembler différent aux yeux des autres.
Kiblind : C’est ce que tu fais notamment avec ton titre « Teardrops in The Box », tu parles avant tout d’un message identitaire, du fait d’être quelqu’un de couleur, queer et de devoir faire son coming out.
Kiddy Smile : Exactement, je voulais apporter un élément identitaire qui n’est pas quelque chose qui est déjà présent. C’est important pour moi de parler de ce qu’est un coming out ou être quelqu’un de couleur. Parce que ça n’a pas forcément la même signification pour quelqu’un d’origine bretonne et d’origine sénégalaise de le faire disons, le poids des traditions n’est pas le même. Je ne dis pas que c’est plus compliqué pour l’un ou pour l’autre, je dis juste que la portée n’est pas la même. Et du coup, ne pas avoir de représentation de quelqu’un de couleur faisant un coming out est peut-être la raison pour laquelle les gens de couleur ne font justement pas beaucoup de coming out. Je trouvais que c’était important pour moi de changer ça. Basiquement, ce que j’essaie de faire avec mes vidéos, c’est de montrer des éléments narratifs et des images qui m’auraient aidé à me construire plus rapidement si j’y avais eu accès étant plus jeune. Plutôt que d’avoir à chercher des théories sociologiques dans des livres aux États-Unis pour comprendre ce qui m’arrive à moi en France.
Kiblind : Parce que tu trouves qu’aux États-Unis, on parle plus librement de ce sujet ?
Kiddy Smile : Non, c’est pas vraiment la question. C’est juste que les gens de couleur ont une grande réflexion sur leurs conditions. C’est surtout que les gens de couleur sont plus déracinés aux États-Unis. Du coup, il y a plus de travail introspectif, ils sont obligés de se poser des questions sociétales. Par exemple, en France, je discute avec des gens qui sont spécialistes des questions queer et qui ne sont pas au courant de ce qu’est l’intersectionnalité. Et moi, le jour où j’ai découvert cette théorie, ça a changé ma vie en fait. Je me suis dit : « mais oui, c’est complètement ça », sauf que j’avais pas le vocabulaire ni l’articulation pour formuler ce que c’était.
Kiblind : Tu peux nous expliquer ?
Kiddy Smile : Alors, l’intersectionnalité, c’est un mot qui a été inventé par Kimberlé Crenshaw, qui est une femme qui à l’époque des Black Panthers voulait militer pour les droits des noirs. À la même époque, il y avait aussi la lutte féministe dans laquelle elle était aussi engagée. Mais quand elle allait à ses réunions féministes, il n’y avait que des femmes blanches et quand elle allait à ses réunions pour les droits des noirs, que des hommes noirs. À chaque fois qu’elle parlait et qu’elle exprimait son opinion, il y avait toujours une distance entre l’interlocuteur et le groupe duquel elle faisait partie. Elle en est venue à une conclusion ; le fait d’être une femme et d’être noire représentait en fait deux oppressions distinctes, ce qui créé donc un autre groupe d’oppression que celui d’être « juste » un homme noir ou une femme blanche. Du coup, elle a créé cette théorie qui dit que les oppressions qu’on subit s’entrecroisent, se superposent et se vivent à des instants différents dans ta vie, pas de la même façon. C’est pas la même chose d’être une femme trans musulmane que d’être un homme homosexuel asiatique. C’est pas la même oppression qui va se faire, pas la même discrimination qui va s’appliquer. Moi, la découverte de ce bouquin m’a beaucoup éduqué : elle dit qu’il existe autant de discrimination qu’il existe de personne parce qu’elles sont toutes différentes mais du coup, elle te dit aussi que justement, tu ne peux pas te permettre, toi, puisque tu te considères comme une personne qui est discriminée de discriminer quelqu’un d’autre, peu importe quelles sont tes croyances, tes opinions politiques. Tu ne peux pas parce qu’en fait, vous souffrez de la même façon. Tu ne peux pas être opprimé et vouloir opprimer d’autres personnes, ça n’a pas de sens. J’ai d’ailleurs rencontré Kimberlé Crenshaw car elle est venue à un ball à Paris.
Kiblind : En fait, tu as rencontré toutes les personnes qui t’inspires ?
Kiddy Smile : C’est ça. En fait, c’est une de mes danseuses qui s’appellent Ari de B, une danseuse de wacking, qui m’a dit : « regarde, c‘est Kimberlé » et on est partis la voir pour la remercier pour son livre, on ne l’a pas plus embêté que ça. Elle était venue comme ça à Paris, à un ball, c’est fou.
Kiblind : Pour ton premier EP, tu disais vouloir mettre en avant la noirceur du dancefloor. Quel est le message universel que tu cherches à faire passer à travers tous tes textes, si il y en a vraiment un ?
Kiddy Smile : J’en n’ai pas vraiment un mais si je devais résumer, ce serait peut-être : « tu ne devrais pas accepter d’être mal aimé de peur de ne pas être aimé ou de ne plus être aimé ». Voilà ce que ça dit en gros. C’est très personnel, je parle de beaucoup de déceptions mais qui sont quelque part de ma faute, parce que les gens se permettent de te faire ce que tu leur laisses faire et du coup, quand tu en fais le constat, tu ne peux pas te dire que c’est de ta faute et ne pas assumer ta part de responsabilité, que ce soit en amitié ou par rapport à des problèmes sociétaux ou autres. Et par rapport à la noirceur du dancefloor, comme je viens de la danse, pour nous, le dancefloor c’est pas juste la fête, c’est l’expression de ce que je ressens à ce moment là. Il m’est arrivé dans le passé – parce que maintenant, je ne danse plus beaucoup – de danser et de pleurer. J’allais danser parce que j’allais pas bien, mais j’allais dans un club pour ça.
Kiblind : Qu’est-ce que ça t’apporte en plus de faire ça dans un club au lieu de rester seul chez toi ?
Kiddy Smile : Tu peux le faire aussi, mais des fois, tu as besoin d’un DJ pour t’emmener. Chez toi, il y a pas cette spontanéité, cette surprise que tu peux avoir dans un club. Je pense que le dancefloor n’a pas toujours à être un espace joyeux, il peut être aussi un endroit où tu viens et où tu relâches tout.
Kiblind : Pour en revenir à ta musique, tu avais été signé sur un grand label à la base qui a voulu changer ton identité….
Kiddy Smile : Oui, je me suis retrouvé dans une situation que j’ai laissé arriver. Je me suis surpris à faire un album qui ne me ressemblait pas forcément. J’ai décidé de faire confiance à des gens.
Kiblind : Est-ce qu’on à chercher à t’imposer des choses ?
Kiddy Smile : C’était plus subtil que ça. Par exemple, moi, j’ai toujours voulu chanter en anglais, on me disait que c’était difficile de rentrer en radio si tu ne chantais pas en français avec la loi de l’exception culturelle. Du coup, tu te dis qu’il faut quand même que tu vendes des disques donc tu te mets à écrire en français. Après, on te dit que ce serait cool d’entendre tel genre de sonorités, toujours un peu plus. Des compromis. Mais comme je l’ai toujours dit : ne jamais faire de compromis, c’est la meilleure des choses, parce que faire des compromis, c’est s’éloigner de soi.
Kiblind : Suite à cette histoire malencontreuse, tu as donc décidé de créer ton propre label pour t’auto-produire, Neverbeener Records. Qu’en est-il de ce label aujourd’hui ? Est-ce que c’est un label que tu comptes faire perdurer ou c’était juste un moyen détourné pour pouvoir sortir ton album ?
Kiddy Smile : Je sais pas, en tout cas, ce que je sais, c’est que l’idée d’un label me plait mais je n’aimerais pas être ce genre d’artiste qui créer un label et qui continue à faire de la musique. Pour moi, c’est pas productif. Parce que tu ne peux pas continuer à t’occuper de ta propre carrière et essayer de gérer la carrière d’autres personnes. De ce que moi je vois de l’extérieur, c’est que ces gens prennent des artistes sous leurs ailes pour sortir de la musique, mais ils préparent juste le terrain pour leurs projets. Et j’ai pas envie d’être ce genre de personnes. Là, c’était une structure pour me permettre à moi de sortir ma musique et quand j’espère, j’aurai un immense succès et que je n’aurai plus grand chose à dire, là, je réfléchirai peut-être à produire d’autres artistes. Ça m’intéresserait mais c’est pas quelque chose auquel j’ai pensé pour le moment.
Kiblind : En quelques secondes avant de devoir se quitter, peux-tu nous dire quels sont tes projets à venir ?
Kiddy Smile : Finir mon album, faire de jolies vidéos, occuper toutes les ondes, tout l’espace médiatique, et remplir les salles !
Kiblind : Et le mot de la fin. La musique par excellence sur laquelle danser le voguing ?
Kiddy Smile : « Fast Eddie – Let’s Go » !
Propos recueillis par Elora Quittet // Illustration réalisée en live par Agathe Bruguier
Photo de couverture par Sylvain Lewis