[Interview] Henri Galeron

Henri Galeron est un des grands noms de l’illustration française et nous sommes honorés d’avoir pu lui poser quelques questions.

À la faveur de la sortie de la compilation Chevance (etc.) chez Born Bad, nous nous sommes penchés sur le cas de Henri Galeron, l’illustrateur derrière la majeure partie des pochettes du label du même nom. Ainsi, nous avons confié à Michel Lagarde un texte d’introduction à retrouver dans notre numéro 70 et ci-après, et avons réalisé cet entretien fleuve aux côtés de Sylvain Quément, coordinateur de la compilation sus-citée. Nous ne sommes pas peu fiers de vous le présenter.

 

Pochette pour Chevance (etc.), Outremusique pour enfants 1974-1985, Born Bad records, 2019

 

« Il n’y a pas plus modeste qu’Henri Galeron, né en 1939. Ce merveilleux illustrateur ayant passé son enfance en Provence, entame une scolarité difficile et préfère suivre les chemins de l’école buissonnière, du côté Tarascon, bien loin des Tartarinades du personnage d’Alphonse Daudet qu’il illustrera par ailleurs . Son don précoce pour le dessin lui offrira une échappatoire vers les Beaux-Arts de Marseille où il collectionnera les premiers prix.

On découvre ses premières parutions au début des années 70 (avec notamment Le Kidnapping de la cafetière) chez l’éditeur révolutionnaire Harlin Quist ou chez son associé Ruy-Vidal, puis se révèle au grand public au sein des collections jeunesse des éditions Gallimard. C’est aux côtés de Claveloux, Delessert, Kelek, Lapointe, Lemoine, Nicollet, et tant d’autres que l’on retrouve ses images dans les collections 1000 Soleil, Folio Benjamin et Enfantimages. Il aura l’occasion d’illustrer Roald Dahl, Le Clézio, Prévert, et tant d’autres dont Steinbeck avec Le Poney rouge dans la mythique collection des grands albums illustrés. La carrière de Galeron est intimement liée à une fidélité réciproque avec ses éditeurs et directeurs artistiques. C’est grâce à Massin que ses premières illustrations se retrouvent régulièrement en couverture de la collection Folio à sa création en 1973 , et à Patrick Couratin qu’il illustrera les nombreux dossiers du magazine Okapi à sa grande époque dans les années 80.

Aujourd’hui il se partage entre les livres aux éditions Motus (avec l’éditeur et auteur normand François David) et ses beaux albums, livres-objets toujours pertinents aux éditions des Grandes Personnes. Cette génération d’illustrateurs apparue au début des années 70 est entrée dans l’histoire de l’illustration et forme désormais la confrérie des « maitres de l’imaginaire » , sous l’impulsion de l’un des leurs, Etienne Delessert , à travers diverses expositions de Paris à Bologne en attendant l’ouverture d’un musée en Suisse. Toujours dans le coup à la veille de ses 80 ans, les images de Galeron trouvent naturellement leur place dans Kiblind. » – Michel Lagarde

 

Le Kidnapping de la cafetière, textes de Kaye Saari, Harlin Quist, 1974

 

Kiblind : Comment arrivez-vous au métier d’illustrateur ?

Henri Galeron : J’avais fait des études secondaires désastreuses, et lorsque est venu le moment de choisir un métier, j’ai voulu aller aux Beaux-Arts. J’avais un petit peu d’expérience, ayant pris l’habitude de dessiner après le départ de mon grand frère, qui me laissait quelque peu seul à la maison.

Mon père était entrepreneur de maçonnerie, tailleur de pierres. Voyant mes dessins, certains clients lui avaient dit: « Mais il faut qu’il aille aux Beaux-Arts ! » J’y suis donc entré en 1956. J’y ai perfectionné ce dessin que j’avais appris de manière un peu isolée. Avant 1968, l’apprentissage y était très traditionnel: dessin de plâtre, au fusain, avec la gomme mie de pain et le fil à plomb… Ce qui s’est perdu. Sans dire que c’était mieux avant, je trouve que l’apprentissage du dessin classique est nécessaire, comme le solfège pour la musique… Peut-être.

 

Kiblind : Comment en êtes-vous venu à travailler pour le label Chevance ?

Henri Galeron : Chevance était ma première expérience dans le domaine de la musique. J’ai rencontré Philippe Gavardin – directeur de la collection – par l’intermédiaire de François Ruy-Vidal, avec qui je travaillais sur des livres pour l’éditeur Harlin Quist. Philippe connaissait mes images, et m’a demandé de faire la maquette et d’illustrer un premier titre: les Chantefables et Chantefleurs, des chanteurs Anne et Gilles, sur des textes de Robert Desnos. Cela lui a plu, et nous avons poursuivi en conservant la maquette. J’ai continué à illustrer certains titres, mais ne pouvant tout faire, nous avons fait des demandes auprès d’autres illustrateurs : Nicole Claveloux, Tina Mercier… Qui souvent gravitaient autour d’Harlin Quist.

 

Pochette Chantefables de Anne et Gilles, Chevance, 1970

 

Kiblind : Comme en témoigne la discographie du label Chevance, le monde de la musique semblait ne plus avoir de barrières. Qu’en était-il du monde de l’illustration ? Sentait-on également un vent de liberté souffler ?

Henri Galeron : Depuis la fin des années 1960, l’illustration était en plein renouveau. On trouvait de prestigieuses revues comme Graphis en Suisse, Gebrauchsgraphik en Allemagne, Ideas au Japon, Illustrators aux Etats-Unis qui faisaient connaître les travaux de grands illustrateurs. Et des expos suivaient: du Push Pin studio, mais aussi Ungerer, Delessert, André François, Heinz Edelmann, et plus tard Topor, Paul Davis, Alan Aldridge à Londres, qui a illustré les lyrics des Beatles à l’aérographe avec une précision incroyable…C’était une grande époque de création et de renouveau.

Les livres pour enfants, jusque là, c’était la Tchécoslovaquie, la Pologne, des gens comme Jiří Trnka qui avaient réussi à imposer leurs images dans le monde entier. Mais tout ça était imprimé sur du papier très ordinaire, qui absorbait l’encre… L’arrivée d’un éditeur comme Delpire en 1965 a changé la donne: les livres d’André François, Jacqueline Duhême, ou Alain Le Foll étaient très soignés, avec une typographie choisie, un très beau papier glacé et des reproductions parfaites.

C’est ce qu’a continué à faire Harlin Quist avec nos livres. On était très enthousiastes, sachant que nos images allaient être sublimées par l’impression, la photogravure, ou le choix du papier. On avait une entière liberté. C’est d’ailleurs ce qui a été reproché: le fait qu’il ne s’agisse pas d’images spécifiques pour les enfants. On répondait que c’était des images pour tous. Ruy-Vidal avait même eu un échange assez virulent avec la psychanalyste Françoise Dolto à ce sujet… Il aimait dire qu’il n’y a pas de littérature pour enfants, mais qu’il y a la littérature. On suivait ça, en provoquant même un petit peu plus : tout nous était autorisé, ce pourquoi on aimait travailler avec Harlin Quist… Malgré les divers problèmes de paiements. Il y avait un plaisir de la provocation.

 

Illustration pour Moka, Mollie, Max et Moi, textes par Albert Cullum, Harlin Quist, 1976

 

Kiblind : À l’instar de la musique qu’elles contiennent, vos pochettes prennent les enfants très au sérieux en n’édulcorant ni vos traits, ni votre propos. Comment envisagez-vous l’illustration pour la jeunesse ?

Henri Galeron : Je ne fais pas la différence entre l’illustration jeunesse et l’illustration tout court. Je fais ce que j’ai envie de faire…. Tout en sachant que je m’adresse aux jeunes, donc je ne vais pas produire des images porno pour les gamins. Mais c’est à peu près tout.

 

Kiblind : Vous est-il arrivé d’en produire dans d’autres contextes ?

Henri Galeron : Oui. J’avais fait un petit livre, que Quist n’a jamais imprimé (rires). De jolies images, qui se sont perdues suite à une exposition new-yorkaise.

 

Kiblind : Pensez-vous qu’il y avait une école Harlin Quist ? Une bande ? Un gang ?

Henri Galeron : C’est un peu tout à la fois… On se connaissait bien, on se fichait de ce que pouvaient penser ceux qui ne faisaient pas partie de notre cercle, et on essayait de se séduire les uns les autres avec nos images. Ça nous stimulait, sans que ce soit une réelle école. Chacun avait son style propre, les idées qu’il avait envie de développer… Mais il n’y avait pas de texte écrit ou de manifeste. Totale liberté.

 

Extrait de L’Île du droit à la caresse, Harlin Quist, 1998

 

Kiblind : Aviez-vous des influences en commun ?

Henri Galeron : Sans-doute ce qui provient du Push Pin studio : des gens comme Milton Glaser, Seymour Chwast, Paul Davis, Brad Holland… Beaucoup d’illustrateurs qu’on aimait tous ensemble. Chez Nicole Claveloux ou Bernard Bonhomme, on sentait surtout l’influence d’Heinz Edelmann, celui qui avait crée le sous-marin jaune… Il y a eu par la suite une grande exposition du Push Pin au Musée des Arts Décoratifs, à laquelle on s’est tous précipités. C’était très novateur et inspirant au début des années 1970. Tous ces gens-là sont des influences, mais mon admiration, si admiration il y a, va vers des illustrateurs du 19ème comme Grandville ou Doré, et d’autres illustrateurs anglais de la même époque.

On nous a parfois un peu confondus avec Claude Lapointe. Je sais que des revues d’arts graphiques avaient pris une de mes images et l’avaient légendée à son nom… C’est significatif d’un style que j’utilisais au début, fait d’encre de Chine, d’écoline et de hachures à la plume, qui me permettait d’avoir des illustrations beaucoup plus spontanées. Cela a changé quand je me suis mis à l’Acrylique, qui demande plus de préparation et un dessin plus léché.

De son côté, Patrick Couratin s’est par ailleurs intéressé à l’art de l’affiche polonaise qu’il avait étudié à Cracovie… Il était partisan d’une totale symétrie dans ses images; je préférais avoir un peu plus de déséquilibre ou de dynamique.

 

La Lettre G dans ABCD, Les Grandes Personnes, 2017

 

Kiblind : On vous dit très admiratif de Robert Crumb et de la scène comics underground des années 60 aux États-Unis. Quelle influence a-t-elle pu exercer sur vous, principalement illustrateur pour la jeunesse ?

Henri Galeron : Très admiratif, c’est un peu excessif… Je connaissais bien les images de Crumb, mais c’était davantage une influence en terme de facture, et non de thématiques. Je n’ai jamais fait de bande dessinée, mais en dehors de mon travail, j’aimais lire tous ces gens là : Crumb, Shelton, toute la scène underground… Un peu de Mad, ou les revues hollandaises dont je ne retrouve pas le nom qui montraient tout : la bande dessinée, le sexe, les illustrations nouvelles…

 

Kiblind : On trouve également chez vous des images de Loulou Picasso, Pascal Doury ou Hervé Di Rosa… Certains d’entre eux ayant eu des vies parfois cabossées.

Henri Galeron : En effet, ils faisaient la tournée des illustrateurs qu’ils connaissaient, ou qu’ils avaient du apprécier à un moment donné, pour vendre leurs dessins. J’aimais bien leur graphisme, et je leur en achetais quelques-uns. De même, j’aime beaucoup Topor, qui a un univers complètement différent du mien à bien des égards. Il a tout osé. C’est vrai que je n’ose pas aller aussi loin que ça. Peut- être que je le ferai, mais pas dans un cadre jeunesse… Ce serait pour moi, en quelque sorte. Mais je n’ai pas l’habitude de faire des travaux personnels… Quand je quitte l’atelier, je pense et je fais autre chose.

 

Extait de L’Île du droit à la caresse, Harlin Quist, 1998

 

Kiblind : Quelle différence entre illustrer la couverture d’un roman, un livre d’image et une pochette de disque ?

Henri Galeron : En ce qui concerne les couvertures ou les pochettes, il faut une image séduisante, qui parle du contenu sans le dévoiler totalement, avec des couleurs attirantes… C’est un peu la même problématique que pour une affiche. Dans le cas de l’illustration d’un livre, c’est différent: il s’agit de raconter une histoire. Ce n’est pas une image aussi concentrée, mais une série d’images qui doit illustrer un récit.

 

Kiblind : Chez Chevance, écoutiez-vous la musique avant d’illustrer la pochette ? Si oui, avait-elle une influence sur votre inspiration ?

Henri Galeron : Je n’ai que très rarement eu accès à la musique, mais j’avais à ma disposition les textes des chansons. Bien que j’ai adoré le résultat, ce sont les textes qui m’ont donc inspiré les images, davantage que la musique.

 

Pochette Les Grenouilles de Steve Waring, Chevance/Le Chant du monde, 1970

 

Kiblind : Comment se passait le travail au sein du label ? Rencontriez-vous les musiciens ? Les autres illustrateurs ? Y avait-il une feuille de route à suivre ?

Henri Galeron : Les musiciens, je les ai découverts lors de la sortie de la réédition chez Born Bad en 2019 ! À l’époque, j’ai du être invité une fois ou deux aux enregistrements… Mais j’étais alors dix heures par jours à ma table de travail, avec les commandes qui affluaient… Je le regrette un peu.

Philippe Gavardin venait souvent ici, restait des après-midi entières. Sa façon de travailler était très chaleureuse et amicale, mais aussi très bordélique. Le titre changeait, on n’avait jamais tous les crédits… C’était sa façon de travailler : il écrivait sur un coin de table, je n’arrivais jamais à bien relire, il fallait se téléphoner… Annie, ma femme, faisait souvent les maquettes, et on avait du mal à réunir tous les éléments pour finaliser.

Philippe attendait de moi que je le surprenne. C’était un échange de confiance. Il ne m’a jamais rien refusé, a toujours accepté ce que je lui proposais. Quand il y a cette confiance là, je trouve qu’on a envie de faire encore mieux. Pas question de faire des crayonnés: je faisais directement mon illustration, et lui transmettais. Je préfère fonctionner ainsi, sans quoi le travail final est toujours le résultat de compromis, et je n’aime pas ça du tout. J’ai envie de me surprendre, et donne donc le meilleur de moi-même à la première prise. Si ça ne fonctionne pas, je demande généralement à ce qu’un autre prenne le relais.

 

Kiblind : Dans le même temps où vous travaillez pour Chevance, vous réalisez également le travail d’illustration pour le projet de Philippe Chatel, Émilie Jolie, au succès que l’on sait. Est-ce le même type de motivation dans le travail pour Émilie Jolie et pour Chevance ?

 

Henri Galeron : Pour Émilie Jolie, cela s’est fait au hasard d’une rencontre avec Philippe Chatel, par l’intermédiaire d’amis. C’est le résultat d’une commande, un travail bien payé – ce dont j’avais besoin à l’époque – assorti d’une belle diffusion. Au début, ce devait être un livre-disque, mais on a dû se limiter. Chez Chevance, il y avait évidemment beaucoup moins d’argent, mais c’était Philippe Gavardin, les textes, les musiques… Tout ce que j’aimais, le plaisir et la liberté de faire ce que je voulais.

 

Dos de pochette Émilie Jolie de Philippe Chatel, RCA, 1979

 

Kiblind : Comment percevez-vous les évolutions actuelles de l’illustration ? Des choses vous touchent-elles encore chez les jeunes illustrateurs ? Si oui, lesquels ?

Henri Galeron : Je ne peux pas en parler, parce que je connais mal. Il me semble parfois que les jeunes illustrateurs s’intéressent beaucoup à l’adoption d’un style, et un peu moins à l’idée. C’est exactement le contraire de ce que je peux faire… Mais ce n’est que l’appréciation que je peux en avoir de l’extérieur.

 

Kiblind : Que doit-on dire à un enfant qui serait interloqué par vos dessins ?

Henri Galeron : L’expérience des interventions dans des classes ou bibliothèques me montre que ce ne sont pas les enfants qui sont interloqués, mais les adultes: les bibliothécaires, les enseignants, et surtout les parents. Quand aux enfants, ils sont prêts à accepter toutes sortes d’images, les plus provocantes qui soient.

Poster pour le Concours 1000 soleil / Folio Junior, Gallimard Jeunesse, 1979

 

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