Nous avons confié la couverture de notre numéro 70 à María Medem, artiste qui sait rendre le flottement du rêve. Ça tombe bien, « Nuit », c’est le thème du numéro. On lui a posé des questions en conséquence.
Née en 1994 dans la chaleur enivrante de Séville, María Medem, a, pour son jeune âge, un palmarès à faire rougir son nouveau voisin du Betis, Nabil Fekir. Elle a déjà travaillé pour la presse internationale (The New Yorker, Le Monde Diplomatique, New-York Times, etc.) et publié quelques merveilles de livres et fanzines. La fragilité de son trait, la maîtrise des couleurs, son sens de la composition et son amour de la divagation a ému de belles maisons d’édition, succombant au charme andalou. Échos, édité et imprimé par Studio Fidèle,était une immersion dans un monde liquide, silencieux et mélancolique. Cenit, publié chez Apa-Apa Comics en novembre dernier (et bientôt disponible en français) illustre cette fois, un somptueux échange onirique entre deux protagonistes à partir du constat suivant : il n’est pas facile de vivre sans se souvenir de ce que vous avez fait la nuit dernière. Étrangement, ça nous a parlé.
Kiblind : Où habites-tu et comment es-tu devenue illustratrice ?
María Medem : Je suis de Séville et j’y vis en ce moment. J’ai vécu un an à Barcelone après mes études en école d’art. À vrai dire, la ville n’était pas faite pour moi, je ne sortais pas trop mais j’ai pu dessiner un maximum, tous les jours. C’est d’ailleurs peut-être cette année-là que j’ai vraiment développé mon style et ma façon de dessiner mes BD et mes illustrations. J’ai publié deux fanzines quand j’étais là-bas. Après cette parenthèse barcelonaise, je suis revenu à Séville, et pendant l’été, j’ai eu la chance de recevoir quelques propositions pour réaliser mes premiers livres par les éditions Terry Bleu et Apa-Apa. J’ai aussi commencé à recevoir pas mal de commandes en illustration, c’était parti ! J’ai publié ensuite Satori avec Terry Bleu, Cenit chez Apa-Apa (qui va être traduit en français l’année prochaine) et Échos avec Studio Fidele. J’ai fait aussi quelques fanzines comme Karate, Ciclo et Vereda, en collaboration avec Hugo Espacio, et enfin Tregua cet été.
Kiblind : As-tu l’habitude de travailler la nuit ?
María Medem : Même si ça peut parfois m’arriver, je ne dessine pas trop la nuit. En réalité, mes journées sont déjà bien chargées en dessin ces derniers temps ; du coup, le soir, j’en profite pour me changer les idées. Si je dessine la nuit, c’est vraiment pour le plaisir simple du dessin, sans commande ni projet, juste pour expérimenter, laisser libre cours à mon imagination, sans aucune contrainte. D’ailleurs, ça m’arrive plutôt les soirs d’été. Quant au travail de réflexion, pour moi, c’est plutôt le matin. J’ai clairement les meilleures idées le matin, le plus tôt étant le mieux ! En gros, je garde donc les matinées pour réfléchir et les après-midi pour exécuter…
Kiblind : Pour construire ces images souvent teintées d’onirisme, t’inspires-tu de tes rêves ?
María Medem : Oui, les rêves sont pour moi une source d’inspiration, mais pas leur contenu à proprement parler. Pour autant que je me souvienne, je n’ai essayé qu’une seule fois de dessiner un de mes rêves. Non, ce qui m’inspire, c’est plutôt la sensation d’éloignement progressif que procure l’endormissement, cette façon dont la réalité semble devenir flottante, malléable… ce moment un peu étrange où les images s’assemblent.
Kiblind : Comment construis-tu tes histoires, tes images d’un point de vue narratif ?
María Medem : Pour moi, le processus de construction d’un récit ne suit pas toujours la même logique mais, en général, une fois que j’ai plus ou moins trouvé l’idée, défini le thème, ce qui me préoccupe le plus c’est d’essayer de saisir comment l’histoire va se terminer. Je travaille vraiment sur des histoires et des idées qui m’intéressent en profondeur, avec lesquelles je me sens connectée. C’est pourquoi, quand je commence à travailler sur une BD, j’y travaille tous les jours, en m’arrêtant le moins possible, jusqu’à avoir tout terminé. Si jamais je m’arrête et que je reprends le projet plus tard, j’ai tendance à repartir dans une direction tout à fait différente et ça devient sans fin…
Kiblind : Les couleurs sont très importantes dans ton travail, comment envisages-tu cet aspect de l’illustration ?
María Medem : Le travail avec les couleurs est l’un des aspects de mes créations que j’apprécie le plus. J’essaie d’utiliser la couleur de manière narrative et subjective, et pas seulement comme un outil pour représenter les choses telles qu’elles sont. Lorsque je mets en couleur ce que j’ai dessiné, en général peu de temps après, j’essaie de me remémorer une certaine atmosphère dans laquelle j’ai vécu. J’essaie de recréer cette atmosphère sur mes dessins en utilisant les couleurs qui représentent le mieux cette ambiance, ce moment. Comme la mémoire, ou du moins la mienne, n’est pas photographique, tout y est exagéré et peu réaliste. Par exemple, un ciel qui était légèrement orange dans la réalité pourrait devenir d’un orange franchement rosé dans ma mémoire et mes dessins.
Kiblind : Et la riso (technique d’impression couche par couche automatisée) t’a aidée ?
María Medem : Apprendre à travailler en riso a aussi été une chose très importante pour moi. J’aime travailler avec des effets de transparence, des mélanges de couleurs, et j’adore cette simplicité – utiliser seulement trois couleurs (par exemple le rouge, le bleu et le jaune) et pouvoir créer à partir de cette simplicité une multitude de nuances. Et évidemment, j’adore les textures, toutes les imperfections qui peuvent apparaître avec la riso. J’aime son caractère imprévisible.
Kiblind : Qu’est-ce que tu lis avant de t’endormir ?
María Medem : Récemment, je me suis mise à lire l’intégrale d’Akira ! J’aurais évidemment dû lire ça depuis bien longtemps, mais il n’est jamais trop tard ! C’est étrange car ces derniers mois, j’ai surtout lu des romans et aucune bande dessinée. Et puis là, je me suis replongée dans des livres que je lisais adolescente, comme ceux de J.D. Salinger. C’est assez bizarre, car c’est comme découvrir un livre entièrement différent de celui dont je me souvenais.
Kiblind : Quels projets t’ont marquée récemment ?
María Medem : Je dirais les illustrations que j’ai faites pour un poème intitulé « The Palace », écrit par Kaveh Akbar et publié par The New Yorker. Je trouve que le travail de code avec les effets de parallaxe donne un ensemble vraiment cool. Ça m’a d’autant plus surprise que je n’y connais rien dans ce domaine. Et le poème est tout simplement génial. Et puis Cenit, le livre que j’ai publié chez Apa-apa qui était ma première bande dessinée et qui a remporté deux prix ici en Espagne. Et enfin Tregua, le fanzine que je viens de finir et qui a été un super moment de création pour moi. C’est toujours agréable de travailler sur un projet presque sans aucune souffrance.
Kiblind : Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
María Medem : Ce qui me bouffe énormément de temps en ce moment, c’est un clip musical que je dois terminer : trois minutes d’animation.
Kiblind : Que serait une nuit parfaite pour toi ?
María Medem : Ça dépend vraiment de mon humeur et de la saison ! Mais par exemple, vu qu’il fait encore chaud – au moins à Séville – la nuit parfaite serait pour moi une nuit fraîche et venteuse, sur le bord de la mer ou à la campagne, que je passerais à la manière de la fille en couverture (du Kiblind Magazine #70, ndlr)…