[Les Papiers du mag] Mouthe sans moumoute

Il aurait pu rester anecdotique dans l’esprit de ceux qui le traversent pour la consonance somme toute rigolote de son nom mais un 13 janvier 1968 en a décidé autrement. Alors que 50 000 écoliers français s’apprêtaient à vivre leurs premières classes de neige, ce petit bourg franc-comtois frôlant les 800 âmes inscrit à son thermomètre la température minimale record enregistrée en France métropolitaine, à savoir -36,7°. Il n’en fallait pas plus pour que son département se retrouve affublé d’un sobriquet évocateur : « la petite Sibérie française ».

! Attention, de légendaires expressions franc-comtoises se sont glissées dans ce texte !

52 années et quelques drames écologiques plus tard, nous avons voulu prendre par nous-mêmes la température de ce patelin que Météo France avait désigné comme l’élu. Moon boots aux pieds et pneus neige intégrés à la vago, voilà la franc-comtoise de naissance que je suis et Justine, ma coéquipière franc-comtoise d’adoption, toutes seules les deux*, prêtes à aller conquérir un des chefs-lieux du Haut-Doubs. Deux heures trente de voyage depuis Lyon et de mémoire d’estomac, une bonne cinquantaine de virages escarpés plus tard, nous voici face à la terre promise du Grand Est. À coups de rayons de soleil destructeurs pour n’importe quel œil qui daignerait rester ouvert, Mouthe démonte en deux secondes le premier cliché qu’on voudrait lui coller aux basques, celui qui dit qu’« il fait toujours cru* à Mouthe ». D’emblée, son panneau de bienvenue, fier témoin d’un graphisme d’époque, annonce, lui, un autre record qui fait sa fierté : celui de Fabrice Guy, enfant du pays sacré champion olympique aux Jeux olympiques d’Albertville de 1992. Il faut dire que les montagnes jurassiennes offrent un terrain idéal pour l’entraînement. Ski alpin, ski de fond et raquettes font partie des activités qui font vivre la vallée l’hiver, à côté des balades de chiens de traîneau. Mais un événement annuel en particulier met du baume au cœur des Meuthiards depuis plusieurs siècles : la Transjurassienne. Course de ski de fond lancée en 1979 sous l’impulsion de Jacky Mandrillon et de Georges Berthet, la « Transju » est depuis devenue la course la plus populaire de ski nordique en France. Ameutant plus de 4 000 participants, celle qui relie le village de Lamoura à Mouthe à travers un parcours de 68 kilomètres est devenue le nerf économique du Val de Mouthe.

Attendue comme la Tante Airie* par tous les commerçants du village mais aussi par des skieurs chevronnés français et internationaux, la Transju est pourtant dépendante des caprices de la météo lors de chaque édition. Et elle n’y aura pas échappé en 2020. Alors que sur le bas-côté, des sculptures de bonhommes de neige portent des dossards de skieurs et que les échoppes ci et là ont accroché des guirlandes de drapeaux censées attirer le chaland venu du pays voisin*, l’heure n’est plus à la fête. Désolée et désemparée, Mouthe s’est retrouvée sans autre choix que de laisser flotter l’ombre de la manifestation qui lui permet de maintenir à flot son économie. Et le pire, c’est qu’elle n’y peut rien. Il y a quelques jours encore, les organisateurs de la Transjurassienne pensaient pouvoir contourner les contraintes climatiques et modifier le tracé de la course de façon à ce qu’elle soit maintenue. Mais le couperet est ensuite tombé : avec ses 930 mètres d’altitude, Mouthe n’a pas pu profiter du taux d’enneigement nécessaire, et le parcours prévu comme solution de repli non plus. C’est la septième fois depuis sa création que la Transju doit être annulée et la deuxième fois en quatre ans.

La faute à pas de bol, la faute à pas de neige

Loin d’être anecdotique, cet énième changement de plan est symptomatique du climat de plus en plus doux des montagnes d’ici et d’ailleurs. Selon les experts du GIEC, le réchauffement climatique en altitude est « deux fois plus important que le réchauffement planétaire global ».

C’est en arpentant la rue principale du village que nous tomberons sur celui qui en parle le mieux : Mickaël, Meuthiard pure souche et gérant d’une des boutiques de location de skis de la commune. Pour lui, il est désormais impossible de nier les bouleversements dus à la hausse des températures. « Ici, on était connu pour les grandes périodes de froid. En février, il y avait toujours 2 à 3 semaines où il faisait de -15 °C à -20 °C. Maintenant, la norme, c’est ce qu’on a en ce moment : -11 °C au lever du jour et 15 °C l’après-midi. Donc forcément, en ce qui concerne l’enneigement, on voit que c’est de plus en plus difficile en dessous de 1 200-1 300 mètres d’altitude ». Selon le gérant de Pécoud Sport, le problème est global et devient catastrophique surtout pour les stations de moyenne altitude. En Europe par exemple, de plus en plus de courses longue distance ont dû être annulées pour les mêmes raisons. En réponse à cela, il nous raconte que plusieurs stations de ski fondent leurs espoirs sur le « snow-farming », une méthode consistant à préserver des restes de la neige de l’hiver en les recouvrant de sciure jusqu’à la prochaine année. Grâce à la sciure, plus de deux tiers de cet amas de neige subsiste. À l’arrivée de l’hiver, il sera étalé et permettra de former une piste de plusieurs kilomètres. Or, cette technique, en plus d’être un non-sens écologique, ne peut être que provisoire. À l’heure actuelle en France, plusieurs milliers d’hectares de pistes sont pourtant enneigées artificiellement. Le village voisin de Métabief s’était aussi laissé prendre au jeu et projette d’installer plusieurs canons à neige. Mais la Ville, qui devait financer le projet à hauteur de 21 millions d’euros, a refusé en avançant l’argument suivant : l’avenir ne se trouve plus dans la neige.

En Isère, le Conseil général a été du même avis en 2003 lorsqu’il a décidé d’arrêter les frais pour les sites les plus menacés et de proposer des aides à la diversification des activités. À titre d’exemple, dans l’ensemble des Alpes, la consommation d’eau pour les canons représente l’équivalent de celle d’une ville d’un million et demi d’habitants. Selon les chercheurs du Centre national de recherches météorologiques, « les stations de moyenne altitude connaîtront un enneigement si dégradé en 2030-2050 qu’elles ne pourront très probablement plus avoir une activité commerciale basée sur le ski ». Partant de ce triste constat, comment un village ayant bâti sa réputation sur l’or blanc comme Mouthe pourra-t-il s’en sortir ? Pour Sorya, employée à l’Office du tourisme, on a désormais meilleur temps* de miser sur des activités hors neige, même en hiver. Celle qui doit chaque jour assurer également le rôle de Madame Météo au téléphone a proposé cet hiver aux touristes des randonnées pédestres et des balades en trottinette électrique, et elle leur proposera bientôt de l’accrobranche. Ingrid, tenancière de l’institution Chez Liadet, nous confie avoir également pensé à l’après avec des projets de piscine en tête. Selon Philippe, patron du restaurant l’Œil de Bœuf, « on devrait par exemple profiter d’avoir la source du Doubs pour miser sur de l’aquatique ». Pour le restaurateur débarqué il y a 13 ans, comme pour tous les commerçants, l’annulation de la Transjurassienne a été une grosse claque. Il faut dire qu’en temps de course, le restaurant avait pris pour habitude d’envoyer, à chaque service, 150 assiettes. L’année dernière déjà, la situation s’était envenimée avec la décision de faire arrêter la course à Chaux-Neuve et non plus à Mouthe. Philippe ainsi que plusieurs commerçants du coin avaient alors gentiment râlé et fait circuler une pétition pour rendre à César ce qui appartenait de droit à César. « On a voulu faire quelque chose, car on voyait que Mouthe commençait à s’éteindre », affirme-t-il. De façon plus générale, Ingrid de Chez Liadet observe une diminution du nombre de personnes faisant la Grande Traversée du Jura à ski mais selon elle, les changements climatiques ne sont pas les seuls responsables. « Il faut pas se leurrer, les gens skient de moins en moins, c’est devenu assez onéreux », nous confesse-t-elle.

Heureusement, le ski de fond, grande spécialité de la région, est moins restrictif car on peut s’y adonner même avec peu de neige. Derrière son comptoir, Ingrid relativise et emploie plusieurs fois la notion de « cycle ». Pour elle, tout est une histoire de cycles. « En 1985 déjà, il n’y avait pas eu du tout de neige. Une année sans neige, ce n’est pas nouveau. En 2012 par contre, on était obligés de peller* les toits parce qu’il était tombé un mètre de neige d’un coup. Je pense que ça tourne. Avant, on pouvait skier plus tôt. Maintenant, par contre, on skie de plus en plus tard. C’est décalé, on aura tendance à avoir plus de neige en mars qu’en janvier. » Ces changements de temporalité, cumulés aux rabasses* de pluie beaucoup plus fréquentes qu’avant, poussent donc les acteurs du Val de Mouthe à développer certains dons d’improvisation.

« L’état d’esprit maintenant, c’est : il faut bosser quand la neige est là », Mickaël

Si Mouthe est toujours dans l’inconscient collectif la légendaire « ville la plus froide de France », il semblerait donc qu’elle ait été déchue de son titre. Cela s’explique d’ailleurs aussi par un changement particulier que nous explique Mickaël. « Nos grosses périodes de froid venaient d’une masse d’air provenant de l’Arctique, et qui, quand il y avait des couches de neige suffisantes, se refroidissait beaucoup et redescendait sur l’Europe. Comme en Arctique, il fait de plus en plus chaud, il y a de moins en moins de glace et la situation s’emballe ». Ces changements climatiques, en plus d’avoir de nombreux effets sur l’économie locale, en ont également sur l’environnement avoisinant. Mickaël nous apprend que des parasites nommés scolytes sont en train de « flinguer les forêts » en infectant le bois. En conséquence, le bois se fait de plus en plus précieux, ce qui amène une inflation significative de son prix de vente. Lorsque Mouthe était encore la ville glaciale que l’on connaît, ce parasite friand de périodes de douceur disparaissait naturellement. Depuis que les températures sont plus douces, les tiques se sont également invitées en masse et avec elles se joint à la fête la maladie de Lyme.

Malgré ces chamboulements environnementaux et économiques, les Meuthiards se veulent rassurants et optimistes. Pour les personnes que nous avons rencontrées, le ski nordique a encore de belles années devant lui. Praticable avec peu de neige, le ski de fond est notamment l’une des activités phares de la région avec ses 250 kilomètres de pistes. La luge a, elle aussi, toujours la cote et n’est pas très gourmande en termes d’enneigement. La piste juste en face de chez Liadet est la preuve de son succès. C’est d’ailleurs à quelques mètres de celle-ci que nous avons été amenées à découvrir un des lieux qui vaut le déplacement, la source du Doubs, berceau de cette rivière de 453 km de long. Autre étape indispensable du Val de Mouthe : le parc polaire. Créé en 1995 par Claudia et Gilles, deux aventuriers habitués à faire de l’attelage, ce parc accueillait à son ouverture quelques chiens polaires. Il abrite aujourd’hui des dizaines d’animaux dont des yaks, des rennes, des cerfs, des chamois, des daims et des mouflons.

Diplôme remis par l’Office du Tourisme qui relate un exploit aujourd’hui doucement ironique

Si Mouthe est touchée de plein fouet par le réchauffement climatique et souffre de son statut de station de moyenne altitude, elle a su garder la face et ne pas céder à des pratiques douteuses de substitution pour attirer le chaland. Contrairement à nombre de stations des Alpes, elle a également su garder son authenticité, sa particularité régionale et échapper au bétonnage et aux constructions massives dont souffrent les grandes stations de ski. Mouthe, de par ses habitants à la gentillesse incommensurable, les multiples activités qu’elle propose – froid ou non, neige ou non, Transju ou non – et ne l’oublions pas, de par les incroyables mets qu’elle offre à rousiller*, mérite amplement qu’on s’y arrête. C’est d’ailleurs bien émeillées* que nous la quittons pour reprendre la route vers Lyon, des souvenirs de neige, de gentillesse, de chaleur humaine, de cancoillotte, de paysages, d’animaux, de nature, de saucisses et même de karaoké plein la tête. Le Philippe* avait raison : « les gens ne connaissent pas assez la Franche-Comté et c’est bien dommage », vindiou* !

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