Les Gens du Mag : Lucile Ourvouai

Elle aime les figures féminines inquiétantes et nous lui en avons offert une sur un plateau d’argent : pour notre magazine Faits Divers, Lucile Orvouai a représenté pour nous l’affaire de Jane Toppan, une infirmière fascinée par la mort. De manière un peu plus légère, on en a profité pour poser quelques questions à l’illustratrice marseillaise.

Enfant, Lucile voulait être chirurgienne. Ce sont en fait des études de sciences politiques et de communication qui la happe. Finalement, non : ce sera l’illustration. Voilà toute la beauté de la vie, s’autoriser à se perdre en chemin pour enfin atterrir là, à l’endroit exact où l’on devait être.

Car l’entrée de Lucile dans le monde de l’illustration est une excellente nouvelle pour nous et pour toutes les personnes aimant s’émerveiller et utiliser leur cerveau en même temps. Parce que oui, les illustrations de Lucile ne sont pas juste esthétiques, elles sont aussi pleines de sens. Avec son dessin affirmé construit autour de contours épais, de couleurs franches et de scènes joliment provocantes, l’illustratrice formée à la HEAR interpelle. Lucile s’amuse à attirer l’attention pour amener sur des sujets qui lui tienne à coeur comme l’appropriation du corps féminin et l’expression des émotions humaines. Quoi de plus naturel donc que de lui demander de représenter l’infirmière la plus glaçante du XXème siècle.

L’affaire Jane Toppan par Lucile Orvouai pour Kiblind Faits Divers

Quel est le fait divers qui t’a le plus marqué ?

C’est difficile car j’ai toujours trouvé les tueurs en série de fiction plus fascinants que ceux de la réalité, je ne suis pas trop fan des documentaires de true crime par exemple, qui montrent juste la banalité de l’horreur. Par contre, je trouve intéressant comment lorsque l’on parle de féminicide, les gros titres des médias sont souvent au passif, du style: “la victime de 24 ans retrouvée morte chez elle”, ou “une femme violemment abattue”, ce qui fait disparaître l’auteur masculin du crime, comme s’il ne s’agissait pas d’une violence systémique. C’est ce que décrypte très bien le compte “préparez-vous pour la bagarre” sur instagram.

Connaissais-tu l’affaire de Jane Toppan, et comment as-tu appréhendé l’exercice qu’on t’as demandé de faire pour le numéro Faits Divers ?

Je ne connaissais pas du tout cette affaire, mais j’ai trouvé super que Kiblind me choisisse pour l’illustrer quand j’ai vu qu’il s’agissait d’une infirmière qui tuait ses patients (et qui apparemment en tirait une sorte d’extase sensuelle selon les médias probablement racoleurs de l’époque). J’avoue que j’ai un faible pour les figures féminines inquiétantes, aux désirs “hors normes”. Il y a l’archétype de la femme fatale qui a été bien poncé jusqu’à la moelle, et c’est chouette de pouvoir réfléchir à d’autres visions de la féminité “monstrueuse”. 

Metro RVB

Tu as déjà réalisé des illustrations évoquant le sujet de la médecine, notamment sur la gynécologie. Peux-tu nous expliquer ta volonté derrière tout ça ?

Alors il faut savoir que quand j’étais enfant je voulais être chirurgienne, je passais beaucoup de temps à lire des encyclopédies du corps humain. Je me souviens avoir été marquée par une image de la “bouche” d’un ver solitaire dans le Readers Digest sur le corps humain, ça ressemble à un anus avec des dents, c’était flippant. Donc de base il y a une fascination pour tout ce qui a un lien avec le fonctionnement du corps, les maladies, le sang. Ensuite en tant que personne assignée femme à la naissance, on est toujours ramenée à son corps, à sa “nature”, à sa fonction de fertilité, et ça peut créer des angoisses que j’ai extériorisées par le dessin. Pour l’avoir vécu moi même, je trouve que le corps médical a une fâcheuse tendance à infantiliser les patient.es et à déposséder les femmes de leurs corps, c’est aussi une façon pour moi d’alimenter la discussion autour de ce sujet. 

Tu as expliqué comment tu avais construit cette illustration, de la phase de réflexion à l’illustration finale sur Instagram, peux-tu nous faire un petit résumé ici ?

En général je commence par faire des recherches sur internet pour me renseigner sur le sujet sur lequel je travaille. Je pense que tout le monde ne fonctionne pas comme ça, il y a un risque de se laisser influencer par une image qu’on a vu, mais je fonctionne pas mal par association d’idées donc une fois que j’ai quelques images et infos je peux développer ma carte mentale. C’est le moment où je fais des croquis, de manière assez lâchée, mais toujours en couleur, aux crayons de couleur ou aux feutres parce que tout simplement j’ai besoin qu’un croquis me plaise aussi visuellement pour que je me dise que l’idée derrière est bonne, et j’aime la couleur!

Puis je passe à l’étape finale, et là je sors la table lumineuse, je perfectionne mon croquis, c’est le moment où il peut y avoir un peu de stress, la peur de “rater”, de faire un mauvais choix de couleur… J’essaye de plus en plus d’avoir des originaux très proches du résultat final, mais je passe quand même pas mal de temps sur Photoshop à corriger la colorimétrie, ou gommer des petits défauts. Je retravaille beaucoup mes couches de couleur, ça me vient de ma pratique de la sérigraphie à la HEAR, et au fait que j’utilise jamais de noir dans mes images, donc même dans mon fichier en CMJN j’essaye de faire en sorte que les couleurs sombres n’aient pas de noir mais soient une superposition de jaune magenta et cyan. 

Tu utilises, dans tes illustrations, des traits épais et rouges qui rendent ton travail ultra reconnaissable et unique. Comment en es-tu arrivée à ce style ?

C’est le résultat de plein de tâtonnements, c’est la chance qu’on a quand on fait des études d’art, on peut chercher sans avoir trop la pression d’un résultat immédiat. C’est vrai que depuis deux- trois ans je cerne presque systématiquement certains éléments d’un trait plus épais. J’ai découvert pendant mon projet de diplôme que cela m’aidait à hiérarchiser ou synthétiser l’image d’une manière toute simple. Pour autant, même si j’utilise pas mal ce contour rouge dans mes dernières illustrations, je dirais que ce qui influence plus mon style, c’est cet attrait pour les couleurs franches et une approche assez frontale et directe des images. J’aime bien quand une image vibre et qu’elle fait un peu mal aux yeux, j’ai regardé beaucoup d’affiches du début de XXème siècle mais aussi des illustrateurs et graphistes des années 60-70, Tadanori Yokoo au Japon, le Push Pin studios, Nicole Claveloux, pour citer quelques influences. 

Tu ne t’es d’ailleurs pas orientée dans des études artistiques tout de suite après le lycée, à quel moment as-tu décidé de te lancer à fond dans l’illustration ?

J’ai toujours aimé dessiner mais au lycée je ne m’étais même pas renseignée sur les écoles d’art, tout ça me paraissait très très lointain. J’ai fait des études de sciences politiques et un master de communication, en me disant que ça serait l’option la plus créative. La désillusion a été rude lors de ma découverte du monde professionnel. J’ai fait un stage pour le festival Rock en Seine et je devais aider à trouver des illustrateur.ices pour créer une affiche pour chaque groupe qui passait sur le festival, soit plus de 60 groupes. C’est là où je me suis vraiment intéressée à l’illustration et où j’ai découvert plein de travaux, Baptiste Virot, Marion Fayolle, Adrien Parlange, pleins d’anciens des Arts Déco de Strasbourg tout juste sortis de l’école et c’est là que j’ai commencé à me dire que c’était ça que j’avais envie de faire en fait. 

Après mon master, j’ai essayé de me former avec des cours du soir, puis j’ai passé les concours un peu pour voir et une fois que j’ai été prise, je me suis juste dit que je voulais pas avoir de regrets. Bien sûr c’est une chance énorme d’avoir pu faire autant d’études et si mes parents ne m’avaient pas soutenue, ça serait resté un doux rêve. 

Serre

Certaines de tes créations sont assez explicites et “trash”, qu’est-ce qui te plait dans cette manière de représenter les choses / les gens ?

Alors on va sortir les grands mots mais pour moi un des intérêts de l’art c’est son pouvoir cathartique! Quand quelque chose me met en colère, ça me détend d’imaginer une réponse, une vengeance, un monde à l’envers ou en miroir. Même si ça ne change pas fondamentalement les choses, ça fait du bien. Les films d’horreur, le gore, ça peut être un moyen de faire des métaphores puissantes. Une image à la fois séduisante et un peu malaisante permet de se poser des questions: pourquoi en tant que spectateur.ice je suis gené.e, qu’est ce qui me choque? Il peut y avoir une certaine violence dans mes images, mais j’ai l’impression d’être assez soft et je m’auto censure pas mal. 

The cook

Peux-tu nous citer 3 projets qui ont été importants pour toi depuis tes débuts ?

Un des premiers projets marquants a été le Fanzine l’Ennui qu’on a créé collectivement en deuxième année de scolarité à la HEAR. Pour chaque numéro j’ai fait de la BD, l’évolution est assez flagrante. Les trois couvertures étaient en sérigraphie donc cela a vraiment permis d’apprivoiser ce moyen d’impression qui a beaucoup influencé ma pratique. Et puis les sessions de reliure le soir ou tenir les stands ensemble ça forge de très belles amitiés. 

Supermarket

Un autre projet qui a été important c’est d’avoir réalisé la couverture et le graphisme de la sortie en vinyle et CD de l’album Bruxisme, du groupe suisse Cochon Double. J’avais totale liberté, il y avait une version de l’image en sérigraphie également, c’est le genre de commande qui fait plaisir et en même temps c’était pas mal de responsabilités. 

album Bruxisme, du groupe Cochon Double

Et enfin je dirai la dernière BD que je viens de sortir pour le Spinoff à Angoulême qui s’appelle sobrement Un automne à Berlin. Ca faisait longtemps que je n’avais pas fait de BD et pourtant c’est un médium qui m’intéresse beaucoup, donc j’ai essayé de travailler rapidement et ça m’a redonné confiance pour m’atteler à d’autres projets de bande dessinée plus conséquents ou plus longs. A voir!

Un automne à Berlin couverture
Un automne à Berlin

LUCILE OURVOUAI // KIBLIND FAITS DIVERS

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