Les Gens du mag : Andrea Ihl

Le dessin d’Andrea Ihl est comme la vie même. Rien n’y est compartimenté, rien n’y est antinomique. Le corps et l’esprit ne font qu’un dans des compositions qui mettent en avant la fragilité des émotions en même temps que la matérialité de l’action. Sa création originale pour le numéro « Là-bas » ne change pas son fusil d’épaule, transformant l’amour en une course pour retrouver son nid : les bras de l’être aimé.

Les arts dessinés ont le chic pour piocher dans les autres domaines de création l’inspiration pour un impact visuel maximal. On serait tenté de dire que le travail d’Andrea Ihl est comme la danse dans son rapport entre l’être et l’esprit. Son intérêt pour le corps et sa science de mouvement est entièrement au service des humeurs les plus secrètes. En ressort des images qui valent mille discours, placées dans un ailleurs où les sentiments peuvent s’afficher sans crainte d’être percutés par l’une ou l’autre des contraintes quotidiennes.

À coups de petits traits qui viennent capter chaque virgule de l’anatomie, en grossir les volumes ou en souligner la subtilité, l’Allemande donne à ses personnages la possibilité de se confesser sans l’usage de la parole. Les voici entonnant des chants d’amour ou des cris d’angoisse sans vacarme inutile, simplement par la position qu’ils prennent et le dialogue charnel qu’ils entament les uns avec les autres. La couleur, alors, vient prendre le relais de ces formes pour en accentuer les vibrations, donner une puissance à l’intime, rendre public ce qui n’appartient habituellement qu’au privé. Voici leur âmes, livrées pour vous.

© Andrea Ihl

Pour notre dernier numéro « Là-bas », tu t’es dessinée en foule courant vers les bras d’un·e partenaire. As-tu le sentiment de mieux dessiner quand tu es amoureuse ? Comment tes sentiments affectent ton travail ?

Mes périodes de création les plus intenses arrivent quand je tombe amoureuse. Tomber amoureuse te pousse à te débarrasser de toute pensée rationnelle. Et je pense que c’est la raison principale pour laquelle je pousse ma créativité au maximum pendant ces périodes. Tous les blocages mentaux qui – comme tous·tes celleux qui réfléchissent trop – me plombent habituellement, s’envolent à ce moment-là. C’est comme si je flottais au-dessus de mon travail. Ça aide aussi si, comme moi, vous avez une personnalité du genre dramatique. Siroter du vin un mardi après-midi en pensant à mon crush me donne vraiment envie de travailler sur de nouvelles images.

Pour les autres émotions – au-delà de l’amour, je pense que l’anxiété et la honte m’affectent beaucoup et influencent directement mon travail. J’ai vu une interview avec Zadie Smith, une autrice que j’adore. Elle disait que sans la honte, elle ne pourrait pas écrire. Et ça a beaucoup résonné en moi. J’ai commencé à dessiner parce que j’étais trop angoissée et honteuse pour parler ouvertement de ce que je pensais et ressentais. Et j’étais trop remplie d’émotions pour ne pas exprimer du tout ce que je pensais. Donc, oui, je pense que les émotions fortes sont un carburant essentiel de mon travail.

© Andrea Ihl

Les sujets de tes dessins tournent beaucoup autour de l’intime, de la psyché, des relations entre les êtres humains. Comment parviens-tu à transformer ces sujets très abstraits en images concrètes. Où puises-tu ton inspiration ?

C’est difficile de répondre parce que je conscientise très peu mon processus. J’ai toujours été une personne très visuelle – j’avais l’habitude de m’imaginer des scènes entières ou de créer des clips musicaux dans ma tête quand j’étais petite, pour combattre l’ennui ou gérer mes émotions. Encore une fois, ressentir les choses à fond et s’autoriser à être sentimentale ou théâtrale aide beaucoup. Quand je dégouline d’amour pour quelqu’un – à tel point que mes ami·es lèvent les yeux au ciel – je ressens le besoin de plonger dans le corps de cet amour, de ne devenir plus qu’une avec lui/elle. Donc souvent, je retranscris littéralement ce genre de sentiment et le transforme en images.

Lire m’aide aussi beaucoup à trouver des métaphores visuelles. Beaucoup d’auteur·ices arrivent à trouver des façons incroyables de décrire des émotions sur lesquelles je butais toujours. C’est aussi pourquoi j’aime tant me baser sur des textes – ceux de quelqu’un d’autre ou parfois les miens – avant de commencer un projet.

© Andrea Ihl

Dans ton travail, le corps prend une large place, des corps aux proportions exagérées, aux membres déformés. D’où te vient cet intérêt pour le corps et pourquoi les déformer autant ?

J’adore, j’adore, j’adore le corps, les plis, les cheveux et les rides. Sa douceur et les façons étranges qu’il a de bouger. Surtout les corps soumis à des remous profonds, qui se contorsionnent quand ils souffrent, quand ils sont heureux ou tristes – je trouve ça fascinant. En exagérer certaines parties, c’est pour moi une façon d’accentuer les sentiments que je veux représenter : un visage qui pleure si fort qu’il se met à fondre ; des bras immenses, prêts à enlacer ; des yeux grands ouverts, alertes et inquiets. Quand je suis anxieuse – ce que je suis souvent – les personnages dans mes dessins deviennent eux aussi très tendus et prennent des positions absolument pas naturelles.

© Andrea Ihl

Tes illustrations sont très narratives, avec souvent plusieurs temporalités dans un même dessin. Comment construis-tu tes dessins pour parvenir à mélanger ces moments différents ?

La plupart du temps, j’ai l’impression qu’une seule perspective ne suffit pas à retranscrire l’atmosphère ou l’essence d’une histoire. Un·e écrivain·e a plusieurs paragraphes pour arriver à ses fins quand l’illustrateur·ice n’a qu’une image le plus souvent. Je pense que mon amour pour les livres et le cinéma m’influence beaucoup : un livre peut décliner une scène sur plusieurs pages et les dialogues au cinéma peuvent durer plusieurs minutes. Ceux que je préfère sont d’ailleurs ceux qui prennent leur temps. J’adore les longues descriptions, les longs plans qui vont nous aider à comprendre l’ambiance et nous donner la possibilité d’interpréter ce que nous lisons ou voyons. C’est comme un collage d’impressions.

Je pense que le principal, c’est de penser à ce qui s’est passé avant et à ce qu’il peut se passer après. Si, dans une de mes illustrations, quelqu’un pleure au-dessus d’un vase brisé, je veux savoir comment on en est arrivé là. Pourquoi et comment le vase a été cassé ? Est-ce que c’était un accident ou est-ce que ça a été fait exprès, à cause d’une trop grande tristesse ou d’une crise de rage ? Est-ce que le personnage s’est coupé ? Qu’est-ce qui fait le plus mal, le fait de se couper ou d’avoir perdu un vase ?

© Andrea Ihl

Les couleurs semblent aussi avoir un rôle très important dans ta façon de nous faire ressentir les émotions de tes personnages. Comment construis-tu ta palette ?

Avant toute chose, laisse-moi te dire que je ne suis jamais satisfaite de mes couleurs. En dehors de ça, le plus important pour moi est de me limiter à juste quelques couleurs pour appuyer les contrastes et renforcer ma composition. Je veux que les couleurs fasse ressortir les motifs, ne pas les recouvrir ou les surcharger. J’ai tendance à commencer avec un panel basique et je travaille à partir de là. Soit c’est très bleu, calme, mélancolique et contemplatif. Soit c’est très rouge, passionné, énervé, excité. Soit c’est un équilibre ou au contraire un conflit entre les deux.

© Andrea Ihl

Peux-tu nous parler de trois projets qui te tiennent à cœur ?

Le premier serait mon projet de diplôme. C’était il y a trois ans presque jour pour jour et j’ai beaucoup grandi depuis. Ces illustrations sont un peu dépassées par rapport à ce que je fais aujourd’hui. Mais ce projet m’a aidé à mûrir et m’a forcé à travailler des techniques que j’utilise toujours aujourd’hui. Ce projet touchait à des histoires intimes et personnelles, c’était donc aussi un projet très fort émotionnellement. J’ai fait des interviews avec des membres de ma famille, mes ami·es et aussi des étranger·es et leurs histoires m’inspirent encore aujourd’hui.

© Andrea Ihl / Projet de diplôme

Un autre serait une petite bande dessinée que j’ai appelé The End of Love et qui renforcé mon amour pour la bande dessinée et m’a conduite à beaucoup réfléchir sur l’amour et la culture du dating. C’est aussi le premier travail que j’ai pu montrer, internationalement, dans plusieurs expositions. Une chose que je voulais faire depuis longtemps, donc j’étais très excitée – mais aussi hyper angoissée.

© Andrea Ihl / The End of Love

Le dernier projet sur ma première grande peinture sur textile. Ça m’a fait retomber amoureuse de la peinture.

© Andrea Ihl

Kiblind « Là-Bas »
Andrea Ihl

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